Basculant vers l'avant, elle fut brisée en plusieurs morceaux. Tant bien que mal, elle fut recollée et replacée (presque) en l'état sur son socle, quarante-huit heures plus tard. Celui qui déposa une bombe sous le fondement de Néréine pour espérer l'exploser en mille morceaux ne pensait pas un seul instant lui rendre service. Et, quelque part, justice. Il croyait la détruire à jamais. Il lui redonna une seconde vie. Elle n'en sortit pas indemne, mais ce qu'elle avait perdu en solidité, en symbolique et en sacralité, si je puis dire, elle le gagna en marques de reconnaissance. Ce n'est pas nécessairement une bonne chose, vu la façon dont elle est maintenant littéralement piétinée. Voulant démontrer de manière excessive leur «attachement» à ce symbole ou prendre une photo-souvenir, ses «admirateurs» n'hésitent pas à monter sur son socle pour enlacer la statue, s'appuyer dessus et poser en sa froide et imperturbable compagnie. Au risque de la souiller et même de la détruire, ce qu'ils ne savent même pas mesurer. J'ai passé une partie de mon enfance à effectuer un aller-retour quotidien entre l'ancienne maison (aujourd'hui disparue) où j'habitais, 3, rue Abane Ramdane, laquelle croise l'avenue du 8 Mai 1945 au niveau de Aïn Fouara et la fontaine, pour y puiser l'eau que nous buvions. L'hiver, c'était mon calvaire. L'été, mon excursion. Ma sortie piscine, en quelque sorte. Je passe sur les matinées où, manquant d'argent de poche pour aller au cinéma, je prenais en lavage une voiture (en association avec Youcef, ami d'adolescence) et, obligatoirement, effectuais plusieurs visites à la dame afin d'emprunter à ses bassins quelques seaux d'eau impropre à la consommation mais bonne pour la voiture du client. Jamais ne m'est venue l'idée de monter sur le socle de la fontaine pour aller souiller la statue de marbre de mes caresses. Les heures les plus chaudes des journées d'été, échappant à la sieste obligatoire, nous venions les passer à nous asperger d'eau, crier et courir autour de la fontaine, plonger dans les bassins tout habillés, provoquant souvent la réprobation des adultes venus s'y rafraîchir. C'est pourquoi, plus que tout autre peut-être, le spectacle des écervelés qui grimpent sur le socle en pierre pour aller s'exhiber devant la statue de marbre, m'écœure. Ce poseur de bombe (dont je ne sais absolument rien, même pas ce qu'il est devenu depuis son forfait), par son geste certainement désespéré plus que vengeur, m'a offert l'occasion d'ouvrir des pages entières de l'histoire de la ville où je suis né, où j'ai toujours vécu et vis encore à ce jour (je travaille ailleurs, mais vis à Sétif). Et d'en écrire aussi. Celles-ci en font partie. Je ne remercierais pas pour autant cet artificier de la bêtise, mais je tiens à resituer son acte et ses effets. Le matin de l'attentat, mardi 22 avril 1997, après une brève visite sur les lieux du drame pour constater l'étendue des dégâts, je me suis rendu spontanément dans le bureau d'un responsable, en compagnie d'une amie archéologue, croisée par hasard en chemin, encore plus bouleversée que moi. C arrément en pleurs. Nous avions décidé, de concert, d'aller dire notre disponibilité à œuvrer afin d'effacer au plus vite les traces de cet acte. Nous ne savions pas comment. Dans le bureau, nous trouvâmes un promoteur connu de la ville, devenu un industriel puissant, incontournable dans le paysage de la ville, ayant son mot à dire dans tout ce qui pouvait, de près ou de loin, la toucher. Un notable, pour tout vous dire. Tout comme nous, il était venu voir le même responsable afin de lui proposer ses services pour la même cause. Nous avions été introduits sans attendre, à l'annonce de l'objet de notre venue, et assistions ainsi à la fin de l'entretien. L'industriel relatait ses investigations matinales (le drame était connu depuis moins d'une heure et à l'aube…) et parlait d'une «sœur» de la statue se trouvant en Italie et qu'il n'hésiterait pas à aller acquérir, quel qu'en soit le prix. Le responsable n'avait qu'à l'ordonner et faciliter les modalités d'achat et d'importation de la «statue-sœur»… Je me suis donc souvenu de la proposition, paraissant absurde sur le coup au point de nous faire sourire en cachette – le responsable, la copine archéologue et moi –, puis rire dès la sortie du notable bien que les circonstances ne s'y prêtaient pas. Mais il faut croire que nous obéissions ainsi à un adage populaire connu qui dit que le mort ne sort jamais de sa maison avant que ses parents n'aient ri. Aussi absurde que pouvait paraître sa proposition, le notable n'était pas moins sincèrement bouleversé, peut-être plus que nous ne l'étions tous, par ce drame qui touchait une part de son identité. Il ne sut le traduire que par le rêve d'offrir à sa ville la reproduction à l'identique de son symbole (sa probable jumelle!), croyant l'original à jamais perdu. Tout comme nous le pensions tous, à ce moment précis, lui avait trouvé une parade et nous pas encore. J'ai mis plus de huit ans pour sentir que je commence à comprendre. Et encore, je formule plus d'hypothèses que ne fournis d'explications ! Personne ne savait quoi faire d'ailleurs, en cette triste matinée, sauf peut-être les ouvriers et responsables du parc communal. Eux étaient déterminés. Ils vinrent d'abord rassembler les morceaux et miettes de la belle, pour les étaler sur une grande bâche bleue, au milieu de la grande cour du parc communal. J'ai vu un responsable, condamné à mort à l'âge de seize ans durant la Révolution, pleurer à chaudes larmes et jurer qu'il allait la remettre à sa place. Il fit le serment de remonter la statue réparée dans les deux jours qui suivaient. Et il tint promesse. Les ouvriers du parc communal travaillèrent quarante-huit heures durant, sans répit, en petits groupes d'ouvriers qui se relayaient, à reconstituer la statue puis la remettre en place. Le jeudi suivant, 24 avril 1997, le drame était effacé et la fête battait son plein dans toute la ville. Des moments inoubliables. Aïn Fouara… J'aurais tellement voulu être là, lorsque ce n'était encore qu'une source jaillissant du sol. Avant qu'il ne fût trop tard, j'aurais vu de mes yeux l'eau sortir des entrailles de la terre, entre deux pierres. L'hiver, l'eau était tiède et abondante, s'évaporait en partie en jaillissant de terre, comme pour payer un tribut au froid vif et sec qu'elle affrontait au dehors. J'aurais eu alors le privilège d'être parmi ceux qui nommèrent la source Aïn Fouara, en voyant cette buée s'échapper du sol en colonne pour aussitôt disparaître dans l'air. Je me serais rassasié de cette eau si bonne et si vivifiante, au plus chaud de la fournaise. Car l'été, elle était fraîche, comme pour aider à dissiper un rien de la masse d'air chauffé à blanc pesant sur des campagnes assommées de torpeur, que seul le chant accablant des cigales emplissait. J'aurais observé les multitudes de gens humbles, accourant des coins les plus éloignés de la région, des montagnes du Nord comme des hautes plaines du Sud, de l'Est et de l'Ouest, pour le souk hebdomadaire, se bousculant pour boire l'eau de la source ou se rincer le visage et les membres. Souk El Had. Ils étaient des milliers à s'y rendre chaque dimanche, depuis la fin des moissons jusqu'aux premières neiges, à ce marché qui se tenait dans cette «rahba» improvisée au milieu de la «kherba», le champ de ruines laissé par les «djouhala», géants ignares d'un très lointain passé. Car j'aurais appris, à travers les légendes, racontées par les ancêtres et colportées par les gouals, que seuls des géants, ayant vécu dans un très lointain passé, à jamais révolu, avaient pu façonner et manipuler des pierres si grosses et si lourdes pour bâtir les palais et les demeures que le temps a fini par démolir partiellement, mais dont il subsiste, malgré son acharnement à tout restituer à la nature, des traces de culture dont on soupçonne les splendeurs à jamais égarées. Malheureusement, les «djouhala» étaient ignorants de la parole de Dieu. Lorsqu'elle leur parvint, ils la refusèrent, saccagèrent le pays et rentrèrent chez eux. Au-delà des mers. Hadjoudj et Madjoudj… Les gens de Gog et Magog. Ils étaient de retour un millénaire plus tard, bien moins géants, mais bien plus ignorants du sens de l'honneur et de la parole donnée. Ils prétendaient entreprendre «l'exploration scientifique» du pays, entre deux enfumades et quelques dépossessions, pour se nourrir de l'illusion de restituer un passé foisonnant, réduit à leur seule ambition. La source, comme le souk, étaient situés hors de la Citadelle. L'enceinte de l'époque byzantine semblait défier le temps, narguait les humbles, leurs cheminements quotidiens à l'écart des ruines, autant que leur attroupement hebdomadaire à ses pieds. Armés de leur seul courage à vouloir traverser les âges sans laisser d'ombre ou alors portés par leur suzerain du moment, les humbles s'adonnaient aux jeux inlassables de l'échange, hantant toujours ces terres dont ils connaissaient les humeurs passagères et les constances récurrentes, depuis le temps qu'ils les subissaient. A l'écart de la Citadelle, lieu habité encore par les fantômes des puissances qu'elle a fini par engloutir, la source coulait à vingt mètres à peine du pied du tremble, cet énorme arbre qui aime l'eau. Domicile des cigognes et du désespoir lancinant, l'arbre paraissait éternel aux yeux des capitaines du génie militaire français. Ils étaient venus expérimenter en ces contrées nouvellement conquises les enseignements de leur maître, prophète de la religion nouvelle du progrès qui allait désormais guider le monde : Saint-Simon. Ils ont investi l'endroit, à l'aube d'une ère nouvelle, désireux de renouer avec un lointain passé, hésitant entre arrogance romaine, prudence byzantine et incontinence vandale. Soldats un peu trop cérébraux pour leur condition et trop enthousiastes pour leurs grades, ils ne se lassaient pas de décrire l'arbre comme démesuré, presque fabuleux, unique dans l'immense champ de ruines et de désolation au milieu duquel ils campèrent trois hivers. Avant de se décider à faire de la source le centre de la place principale de la nouvelle ville qu'ils allaient bâtir et d'entourer l'arbre de chétifs semblables. Pour la justesse de son tracé, ils partirent de la source, élevèrent au-dessus d'elle, en guise de fontaine, une construction sans grande prétention, empilement de pierres de taille qui faisait repère topographique marquant les origines, au milieu d'un bassin de forme circulaire, avec, sur chaque côté, une gueule ouverte d'animal mythologique d'où sortait l'eau tombant dans le récipient. Ils ne voulaient pas voir cette bonne eau retourner trop vite, inutilement, à la Nature qui l'avait engendrée, et la retenaient pour l'asservir à d'autres desseins, irriguer une allée plantée ou alimenter des citernes de réserves, ce qui est jugé inutile depuis… En buvant à même la source, lorsqu'elle était encore à ce niveau, les humbles se baissaient jusqu'à mettre un genou à terre et en sentir la caresse un peu rude sur leur chair à peine couverte. Le progrès les dispensait désormais d'accomplir toute génuflexion. Ils devaient remercier ceux-là mêmes qui leur avaient imposé cet infime confort en échange de la spoliation des meilleures terres de leurs ancêtres. Ils leurs donnaient ainsi les moyens de ne plus effectuer de prostration, sauf celles à leur égard, devenues impérieuses. Ils savaient se redresser maintenant de toute leur taille et lever le visage au ciel pour étancher leur soif. En 1889, la statue, réalisée à Paris par le sculpteur français, Francis de Saint-Vidal, après avoir été exposée dans un Salon d'art, arriva à Sétif et fut intégrée à la fontaine. Moins d'un siècle après, l'attentat annonçait l'irruption des incertitudes surgies d'un passé hors de portée des mémoires. Chacun avait construit sa part de vérité et s'en satisfaisait. La bombe les a toutes explosées, si je puis dire. Le 22 avril 1997, une époque fut déclarée irrémédiablement révolue pour la ville et une grande partie de ses résidants. On ne sait pas toujours le sentir et encore moins l'exprimer, mais symboliquement, ce fut une rupture. Une déchirure. Ou un soulagement, c'est selon. Ou encore une improbable victoire sur les forces de destruction.