Le phénomène de la corruption et des scandales de pots-de-vin dans lesquels certains hauts responsables semblent impliqués placent l'Algérie à la croisée des chemins. En effet, les hommes de pouvoir que ce soit ceux qui sont actifs dans la présidence, dans le DRS ou bien dans l'appareil militaire n'ont jamais été confrontés à une situation pareille et leur conscience n'a guère été, elle aussi, mise à l'épreuve pour établir un vrai bilan «général» de cinquante ans d'indépendance, afin de trouver la voie qui sauve l'image et l'avenir du pays. Bien que l'intégrisme et le terrorisme soient considérés aujourd'hui comme le phénomène le plus violent et le plus destructeur, il n'en demeure pas moins que la corruption et les versements de pots-de-vin à des responsables «politico-administratifs» pour décrocher un marché ou un travail produisent eux-aussi des conséquences plus dévastatrices sur la stabilité du pays. N'est-il pas temps que la voie pour la vérité et la justice s'élève car seule celle-là peut construire le «consensus social» dont l'Algérie manque ? En outre, l'éclatement de ces «affaires de corruption» par une justice étrangère ne fragilise pas uniquement l'image externe de l'Algérie mais aussi celle de sa justice. Elle détruit, à l'intérieur, la morale du monde actif et les cadres dirigeants intègres et fausse entre autre, toute relation de travail professionnel pour faire fonctionner les organisations. Interpellé par des étudiants en sociologie pour leur expliquer ces scandales et leur rapport avec les théories philosophiques et sociologiques du contrat social, d'égalité des chances, de responsabilité sociale et de l'éthique humaine comme base pour construire l'Etat, je n'ai pas été capable de trouver l'argument objective pour me sortir de cet embarras. Comment dois-je faire ? De quelle manière dois-je aborder ce sujet complexe et accablant ? L'aborder par la primauté naturelle des intérêts privés et familiaux dans le système tribal maghrébin, tout en sachant pertinemment que le colonialisme ait bien sapé les bases nécessaires de la tribu ? L'aborder par la non maturité politique des dirigeants du mouvement national tout en sachant délibérément qu'il y ait des hommes honnêtes qui ont placé l'intérêt de l'Algérie avant tout et ont réussi à s'unir pour réaliser une action commune malgré leur divergence ? L'aborder par un pouvoir patriarcal tout en sachant que tous les hommes de pouvoir aient fréquentés l'Europe et l'Amérique du nord pour voir comment le modèle démocratique a fait pour réussi là où les autres régimes ont échoué ? L'aborder pour dire que le régionalisme pèse toujours tout en sachant consciemment que les Algériens et les Algériennes souhaitent vivement intégrés leurs territoires locaux malgré les différences pour construire le national ? Se taire et aller à autre chose n'est-ce pas la solution idoine ? «Oui, mais comment justifier cela ?» me demande ma conscience. Je lui réponds : «Car je n'ai aucune réponse.» «Comment oses-tu passer à autre chose tout en sachant que l'obligation professionnelle exige de toi une réponse pour satisfaire la ‘‘soif'' des étudiants», me répond-elle ? Dans cette situation perplexe, je me suis permis d'envisager une réponse en rapport avec l'utilité de la justice et de l'égalité pour pouvoir construire un Etat de droit. En effet, chercher la vérité pour établir une justice temporelle, était le souci des hommes qui ont construit des civilisations. L'exemple de la civilisation musulmane n'est pas à extraire de ce sens car son «âge d'or» était lié essentiellement à l'amour de la justice comme vertu humaine. Le débat libre entre les parties des différentes situations, organisait leur vie quotidienne pour que chaque abus ou dépassement contraire aux règles préétablies puisse être débattu et dénoncé publiquement afin que celui qui détient le pouvoir puisse prendre des mesures pour redresser les abus. El Mawerdi, professeur à qui on a attribué le surnom honorifique de «kadi par excellence» a bien décrit les qualités de l'homme de pouvoir, qualifié pour exercer un pouvoir juste. Il a écrit : «Parmi les qualités requises de celui qui a cette charge, il faut que ce soit un homme considérable, à la main ferme, hautement respecté, d'une pureté de mœurs manifeste, de faibles appétits et très scrupuleux, car il a besoin dans cet office de la violence des gardiens de l'ordre (homât) et de la fermeté des kâdis, et il lui faut par suite réunir en sa personne les qualités de ceux-ci et de ceux-là et être en état, par l'importance de sa situation, de se faire obéir de l'une et de l'autre des parties. S'il est de ceux qui, comme les vizirs et les émirs, ont la main sur l'ensemble des affaires, il n'a pas besoin d'une investiture particulière pour cet office, que le pouvoir général dont il est investi lui permet d'exercer ; tandis que s'il est de ceux à qui n'a pas été confié un pouvoir d'ordre général, il lui faut, supposé qu'il réunisse les conditions précitées, une investiture spéciale. Celle-ci doit, pour être valable et quant il s'agit de la surveillance générale des abus, être conférée à ceux qui peuvent être désigné comme héritiers présomptifs ou vizirs de délégation ou émirs de province. Mais s'il ne s'agit que de mettre à exécution ce que les kadis sont impuissants à exécuter et de sanctionner ce pour quoi leur autorité est insuffisante, celui qui est choisi peut être moins élevé en pouvoir et en dignité, dés que son amour de la vérité lui fait mépriser tout blâme et que l'avidité ne le pousse point à réaliser des gains illicites.»(1) Dans ce cas, la justice temporelle comme exercice humain a bien été posée comme condition sine qua none pour organiser toute vie collective. Son histoire et son émergence ne s'inscrivent pas uniquement dans l'expérience singulière du modèle démocratique occidental que certains veulent nous faire croire, mais, paradoxalement, elle est l'outil fondamental de toute démocratie qui veut s'instaurer dans les différents autres pays, malgré le peu de moyen économique et culturel qu'ils possèdent. Il suffit que les hommes aient le courage, la foi et la volonté pour construire une justice juste, valable pour toute personne qu'elle que soit sa place et son appartenance. L'histoire contemporaine de l'Algérie est tachée par des actes d'injustice. Il suffit de demander à nos vielles et nos vieux de nous parler des affres du colonialisme pour comprendre que le sang ait coulé dans cette terre à cause de l'injustice des colons. Il suffit de vivre dans des systèmes autoritaires pour comprendre que les formes de violence qu'a pu produire l'homme ne sont que des sentiments de désespoir pour trouver la voie de la justice. Dire la vérité pour que justice soit faite répare l'acte incriminé aussi bien au niveau individuel que sociétal. Autrement dit, les inculpations que peut produire les outils de la justice ne visent pas essentiellement la punition. Au-delà de l'acte de punir, la justice incite les individus à vivre ensemble sous le toit de son droit et de ses règles. Cette institution fondamentale pour la production de la vie sociale, vise plus à atteindre l'acte de l'éducation civile que l'acte de punir. Ce dernier n'est imposé que pour montrer aux autres les conséquences de tout acte contraire à sa règle. Imposer la loi de la justice à tout dépassement ou abus incite les autres à orienter leurs actes pour organiser la vie collective. Ne pas punir les délits incite les autres à désorganiser la vie collective. Cela n'exige que le bon sens pour régler nos problèmes quotidiens afin de préserver l'Algérie. Actuellement, le pouvoir de l'argent enfonce l'Algérie dans les ténèbres et seule une justice autonome et efficace se basant sur le traitement égal de toutes les personnes sans aucune exception, peut éviter cette tragédie et inciter les Algériens(es) à intégrer l'ordre social selon les règles préétablies. Nul ne peut être au-dessus des règles de cette «institution publique» dont l'Algérie n'a jamais ressentie le besoin comme aujourd'hui. Par conséquent, les sommes colossales accumulées de la recette des hydrocarbures ne garantient en rien la sauvegarde de l'Algérie. Bien qu'elles soient en permanence, indispensables pour acheter la paix sociale comme disait l'ex-premier ministre, il n'empêche que l'exacerbation des conflits entre les clans du pouvoir ainsi que les appétits qui se sont ouverts pour s'enrichir illicitement, menacent non seulement la déperdition de la réserve monétaire mais plus encore, la sécurité du territoire national. Cette richesse est identique à celle d'un roi raconté par Ibn Khaldoun qui n'a qu'un temps pour vivre. L'auteur d'Al Muqaddima écrit : «Au début d'une dynastie, les revenus de l'Etat se partagent entre les tribus et la famille du roi, selon les services rendus, l'esprit de corps et leur utilité pour fonder le pouvoir… Le prince les laisse libres de s'enrichir à leur gré. En compensation, il espère les tenir en tutelle. Il les supporte, parce qu'il a besoin d'eux... Par suite, son entourage et sa cour, ses vizirs, secrétaires et clients sont généralement peu fortunés. Leur position dépend de celle de leur maître, laquelle est réduite par la concurrence des appétits des membres de son clan. Ensuite, le pouvoir royal se consolide et le monarque gouverne : il ne permet plus à quiconque de s'approprier plus que sa part des revenus de l'Etat. Ses partisans voient leurs portions se réduire, en même temps que leur utilité pour la dynastie. Leur influence est contrôlée, tandis que clients et affranchis se partagent, avec eux, le soutien donné à la dynastie et la consolidation du pouvoir. Le souverain dispose alors de la quasi-totalité des recettes fiscales. Il garde ses fonds et les tient en réserve pour des dépenses importantes. Sa richesse augmente. Son trésor se remplit. Son autorité s'affermit et il gouverne son peuple. En conséquence, son entourage et sa cour, le vizir, le secrétaire, le chambellan, le client et le garde du corps prennent de l'importance : ils amassent et s'enrichissent de plus en plus. Vient le temps de la décadence, avec la disparition de l'esprit de corps et l'extinction des tribus qui avaient fondé la Dynastie. Le prince a besoin de soutiens et de défenseurs, contre les séparatistes, les rivaux et les rebelles, pour le préserver de la catastrophe. Son argent va à ses alliés et à ses partisans… Il dépense ses trésors et ses revenus en tentative de restauration de sa puissance. En même temps, le revenu des impôts diminue, en raison du grand nombre de traitements et de dépenses… L'entourage du prince, le chambellan, les secrétaires, ne vivent plus à l'ombre du bien-être et du luxe, ils n'ont plus la même position et l'autorité du souverain se rétrécit… En conséquence, les victimes détestent le pouvoir qui, de son côté, perd l'appui de son entourage, des grands, des riches courtisans. Le glorieux édifice s'écroule en partie, privé du soutien de ceux qui l'avaient bâti. »(2) Cependant, la leçon à retenir de ce paragraphe est l'utilité d'une institution judiciaire publique et autonome qui contrôle, grâce à son propre pouvoir, le fonctionnement des hauts fonctionnaires qui construisent un esprit de corps en dehors de ses règles. Il faut dire que son absence n'a fait que reproduire les guerres des dynasties émergentes qui se sont entretuées pour avoir essentiellement les trônes du pouvoir. Cette scène s'est perpétuée car la construction nationale n'a jamais été pensée sur la base d'une justice forte et autonome. En fin de compte, la mise en place d'une justice forte et autonome est considérée comme un outil pour améliorer les conditions du fonctionnement humain afin de les mettre sur la bonne voie. Cette voie trace en effet le chemin des expériences qui peuvent construire un nouvel ordre social plus complexe que l'ancien. Sa présence et sa puissance sont indispensables car elles assaillent uniquement les règles et les pratiques qui entravent le processus qui peut construire le développement et le bien-être social. Références -1)- El Mawardi, 1982, Les statuts gouvernementaux ou règle de droit public et administratif, traduit et annoté par, E.Fagnan, Edit, patrimoine arabe et islamique, Beyrouth-Liban. -2)- Ibn Khaldoun,Discours sur l'histoire universelle : Al Muqaddima. Traduction nouvelle, préface et notes par Vincent Monteil, T.02, Sindbad. 1967-1968, Beyrouth. pp 578.579.