la naïveté est toujours un paradoxe », disait le poète Vernon Watkins, à propos de son ami d'enfance, Dylan Thomas, (1914-1953). Naïf, celui-ci l'a été assurément en ce sens qu'il était poète sans le savoir, ou parce qu'il le savait trop. Son biographe, l'écrivain Paul Ferris, tout aussi Gallois que lui, laisse entendre qu'il serait plus judicieux de dire à son égard qu'il a été poète pour lui-même. Il le prouvait dans chacun de ses poèmes et de ses écrits en prose. Dylan, cependant, est mort, non pour avoir été poète, ni en raison de sa naïveté débordante et gênante à la fois, mais, tout simplement, pour s'être situé dans une autre logique, celle du poète qui doit avoir plusieurs vies pour pouvoir dire ce qu'il a sur le cœur. La poésie qui, dans son cas, constituait une sorte de zone tampon où il pouvait gambader à sa guise, le mettait, parfois, face-à-face avec une réalité déconcertante. En effet, il menait une vie double, celle d'un poète réfractaire au monde extérieur et celle, détachée et solitaire, d'un alcoolique invétéré. Le poète et l'alcoolique ne pouvaient s'entendre indéfiniment. Contentons-nous de dire avec son biographe que l'état de delirium tremens a fini par mettre un terme à ce double jeu, en novembre 1953, à New York. Malheur donc à celui qui ne sait pas ou qui refuse de bien gérer son statut de poète célèbre ! Entre les relents des différentes boissons alcoolisées et les échappées poétiques, ce Gallois, bien enraciné dans la culture de son terroir, se devait, chaque jour, de trouver un petit espace pour s'occuper de sa famille. On le voit donc enregistrer dans le détail, sur des bouts de papier, les petites sommes qu'il devait régler au boucher, au laitier et autres fournisseurs de son quartier. Car, apparemment, il ne savait pas établir un équilibre entre les éléments de cet ensemble. Un bout de papier, reproduit par son biographe, nous renseigne amplement sur sa façon d'agir : ses petites dettes ne l'empêchaient nullement de griffonner les bribes d'un nouveau poème, même le jour de son 37e anniversaire. Certes, la note relative à l'alcool échappe par miracle à ce petit bouillon de culture spécifique à Dylan Thomas. D'aucuns disent qu'il lui arrivait de crever de faim, d'être incapable de subvenir aux besoins de sa famille. Les temoignages ne concordent pas sur ce chapitre, surtout depuis que Dylan est devenu célèbre sur les deux côtes de l'Atlantique. En fait, Dylan Thomas ne fait pas exception dans le grand ensemble de tous ceux qui ont eu affaire à la création artistique et littéraire. Henry Miller nous entretient dans Jours tranquilles à Clichy de sa misère dans le Montmartre des années 1920 et 1930 du siècle dernier. Il lui arrivait de crever de faim. Ernest Hemingway, lui, jetait un regard discret en direction d'un restaurant huppé où James Joyce venait se délecter au début des années 1920. Celui-ci venait alors de publier son fameux roman Ulysse et pouvait ainsi se permettre un certain luxe alors que Hemingway comptait encore ses petits sous de petit correspondant d'un journal outre Atlantique. Dylan Thomas ne savait pas où aller avec sa poésie. Celle-ci était et reste merveilleuse. Fern hill, Refusal to mourn the death, by fire, of a child in London et autres poèmes où se côtoient Arthur Rimbaud, Yeats et Henry Miller lui-même, ne se reproduisent plus, aujourd'hui, dans la littérature anglo-saxonne tant le débit était naturel, sans fioritures. Sa poésie se fait naturelle en dépit de certaines images sorties directement de son propre cru : « ...là où les idées se distinguent par leur propre odeur dans la pluie ! » On a l'impression qu'elle coule d'entre ses lèvres, dès qu'il la déclame. Et elle coule pour de vrai. Pour son grand malheur, il ne se ménageait pas. Il avait, dans son comportement, quelque chose d'un Paul Verlaine et d'un François Villon à la fois. Pas de repères dans sa vie de tous les jours. Au détour d'une strophe, il trouvait le moyen de s'endetter et, bien sûr, de boire, à crédit peut-être, puisque sur ce chapitre, il n'avait pas froid aux yeux. Tout était bon à entreprendre, quitte à laisser sa peau. C'est ce qu'il fit, du reste, lors de sa dernière visite aux Etats-Unis d'Amérique en 1953, soit quelques jours à peine après avoir fêté son 39e anniversaire. Pourtant, ce poète qui savait faire de la prose comme personne, c'est-à-dire, raisonner, - si tant est que la prose est la partie du discours, oral ou écrit, mettant la rigueur au premier plan - n'éprouvait pas le besoin de faire une petite pause quelque part. Sa fameuse pièce vocale, Sous le bois lacté, si haletante qu'elle puisse paraître au point de donner l'impression de s'essouffler, reprend, aussitôt, vigueur pour entamer une nouvelle foulée. Poète rêveur ou prosateur à l'esprit calculateur, alcoolique ou bon père de famille, Dylan Thomas a été, selon son amie Margaret Taylor, la victime de Dylan Thomas lui-même. On pourrait dire à son propos qu'il a été le poète qui a porté l'art de se détruire au plus haut degré de perfectionnement. Lui, qui a chanté que « la mort n'aura pas gain de cause », devait sombrer comme une vieille felouque pour avoir pris de l'eau de toute part. Et c'est à New York, deux ou trois jours avant sa mort, qu'il trouva le temps de s'écrier : « Rien de rien, sinon que je viens de voir les portes de l'enfer s'ouvrir devant moi ! »