«Le difficile n'est pas de monter, mais en montant de rester soi.»Jules Michelet Il était une fois au milieu des années cinquante, un jeune homme rangé, aux cheveux noir corbeau, qui préféra larguer une vie studieuse, les amphis de la Fac pour aller crapahuter dans les djebels. Il était une fois un jeune homme de 81 ans, les cheveux gris coupés courts, la démarche droite, qui peut vous raconter à satiété sa destinée au service des autres et de son pays. D'abord en sa qualité de combattant et d'officier supérieur au maquis, ensuite en tant que médecin, sa passion de toujours ! Il vous dira avec humilité qu'il a délaissé ses études pour ses devoirs. Youcef Khatib, dit Si Hassan, est né le 19 novembre 1932 à El Asnam (Chlef), au sein d'une famille originaire de Mascara, alors que sa mère est issue de Mostaganem. Le père Ali, de condition modeste, menuisier, subvenait aux besoins de ses 6 garçons et 4 filles. Youcef naquit dans cette ambiance chaleureuse, comme il sied aux familles nombreuses, où la générosité, la solidarité ne sont pas de vains mots. Youcef effectue ses classes à l'école Lallemand, puis au collège moderne d'Orléanville jusqu'à l'obtention du BEPC. Parallèlement, il apprend les rudiments du Coran auprès de M. Sahnoun, père de l'ancien diplomate. Son cycle secondaire est ponctué par la première partie du baccalauréat au lycée Bugeaud d'Alger, où il est pensionnaire. Les études et les devoirs Il ratera la 2e partie, mais se rattrapera lors de la deuxième session en septembre, passée à Montpellier, où il obtient le fameux sésame avec mention. Pour joindre l'utile à l'agréable, Youcef tâte du sport notamment du football. «J'aime défendre. C'est pourquoi je jouais arrière central, poste où je suis le plus à l'aise. J'évoluais au G S Orléanville avec les Lions du Chelif. On a même joué la Coupe d'Afrique du Nord, en 1954, contre le RA Casablanca des Dris Tchouki Abdeslam et autres, qu'on avait battu 3 à 1, au stade Municipal du Ruisseau avant d'échouer en finale face à l'ESM Guelma. C'est au cours de ce match que je me suis blessé au genou sans pouvoir continuer la partie. J'étais un bon sportif et je ne l'ai pas regretté, car cela m'a beaucoup aidé au maquis, quelques semaines plus tard». Et d'ajouter : «Je me rappelle qu'on était partis au Maroc en 1953, par train, pour y affronter le WAC. J'étais junior et j'évoluais en senior, on avait le meilleur goal sur la place d'Alger du nom de Merle.» En octobre 1954, Youcef rencontre à la faculté de médecine d'Alger, qu'il intégra, une dizaine d'Algériens, dont Medjaoui Abdelhalim, originaire de Remchi, brillant étudiant, majeur de promo, qui rejoindra par la suite le maquis et sera en quelque sorte celui qui introduira Youcef dans le monde tourmenté de la guerre, en le présentant au Dr Nekache qui exerçait à Oran. Nekache créera une cellule FLN à Alger, où activaient le Dr Nefissa Hamoud et les étudiants Benouniche Mourad, Boudhekba Ahmed et Youcef alors en 2e année. «On nous apprenait la petite chirurgie et les premiers soins à apporter aux blessés. Mais en vérité, mon éveil à la conscience nationale date de longtemps. Certains événements m'avaient choqué, voire bouleversé. En 1950, Mohamed Hassan, membre de l'OS, était arrêté à Chlef. En 1952, la visite de Messali dans la même ville a été sanctionnée par un lourd bilan de morts. Enfin, la réaction hostile des pieds-noirs, en mai 1954, après la défaite française en Indochine, m'avait aussi choqué. Mais le détonateur a été sans conteste le 19 mai 1956, quand le FLN avait donné ordre à l'Ugema de déclencher une grève générale. Amara Rachid était en contact direct avec Abane.» «Peu d'étudiants ont rejoint par la suite le maquis et ceux qui avaient franchi le pas, relevaient de la fac de médecine. Même les lycéens et les collégiens avaient suivi le mot d'ordre.» «En ce qui me concerne, j'ai pris l'omnibus Alger-Djelfa qui passe par Médéa. Mon contact, dans cette dernière ville, était le frère Boudherba Smaïl, médecin de son état. Je suis resté une semaine où j'ai connu le commissaire politique du coin, Si Brahim. Il m'était facile de rejoindre les monts de Tamezguida, en face. Mon contact était Bachene Mahmoud. A mon arrivée au maquis, on m'avait ramené deux blessés. J'ai pu en sauver un, le deuxième succomba à une hémorragie interne. Notre mission : soigner les blessés et les populations qu'on sensibilisait.» Engagement ferme Le 14 juillet 1956, une vaste opération est menée par l'ennemi dans la région de Sbaghlia dans le massif blidéen. C'est là que Amara Rachid périt alors que Azzedine et trois jeunes lycéennes, Myriam Belmihoub, Bazi Safia et Fadela Mesli, sont arrêtées. «En août 1956, je monte dans la région de Chréa. Mais je voulais être muté plus à l'ouest, dans l'Ouarsenis que je connaissais bien. Je me suis retrouvé à Palestro. C'est là que Ouamrane et Bougara se réunirent après le Congrès de la Soummam. Dans la région de Zbarbar, je suis resté jusqu'à décembre 1956 puis muté dans la Zone 3 dans le Zakkar. Le chef de zone était Baghdadi Allili et le PC se trouvait au sein de la zaouia Louzana.» Youcef raconte dans le détail les dures péripéties dramatiques, pathétiques et parfois pitoyables, imposées par le contexte où la nécessité fait loi. Il le fait d'une manière à la fois pudique et coléreuse. On sait qu'il répugne à l'ostentation. Et même la réserve, que lui dicte sa pudeur, cache parfois difficilement ses émois. «La discrétion de Si Hassan fait aussi sa grandeur», glisse son vieil ami Mohamed, assis à ses côtés. En 1957, Youcef active comme volontaire dans la zone 7 Tiaret-Frenda, où il s'occupe à soigner les blessés tout en faisant le coup de feu. L'année 1958 a été la plus difficile du fait de la guerre psychologique : «Il y a eu comme une sorte de fléchissement. Ce qui explique la décision du chef de la Wilaya IV, Si M'hamed, d'envoyer à l'extérieur certains éléments qui n'étaient plus en mesure de continuer.» Et puis il y avait un manque terrible d'armement, encore plus de munition. Qui mieux que ce témoignage pour nous renseigner sur ces dures épreuves. Ce combattant qui raconte le fait : lorsque, encerclés par l'ennemi dans les maquis, ils ne pouvaient livrer combat, en raison de leur petit nombre. Si Hassan était parmi eux, l'état major a pris la décision de sortir de l'encerclement par petits groupes et c'est lui qui dirigeait l'opération de repli. «On aurait pensé que les chefs décideraient de se retirer en premier pour éviter que cette Wilaya stratégique de la capitale ne sorte décapitée. Le colonel Bounaama Djilali, le prédécesseur de Si Hassan à la tête de la Wilaya, était tombé les armes à la main dans un encerclement le 20 juillet 1961. Et pourtant, ce n'est pas cette décision que prennent l'état-major et Si Hassan qui se sont employés à nous faire passer tous en premier et ce n'est qu'après qu'ils sont passés eux-mêmes.» Et puis, il y a eu la «bleuite» qui a créé une véritable psychose. Le complot a eu lieu, le noyautage aussi. Comment pouvions-nous penser au pouvoir alors qu'on n'était pas sûr d'être vivant dans l'heure qui suit. Heureusement que la Révolution a pu déjouer ce piège.» En février 1959, Youcef est promu responsable politico-militaire de la zone 3 Wilaya IV avec le grade de capitaine. Il assume ses responsabilités durant la période difficile traversée par la Wilaya IV, et ce, jusqu'à juillet 1960, où il est promu membre du Conseil de la Wilaya IV avec le grade de commandant. Et l'affaire Si Salah ? «Le Conseil de la Wilaya IV sans consulter l'ensemble de sa composante a pris la décision de contacter de Gaulle non pour le cessez-le-feu et la paix des braves, comme le soutiennent certains, mais pour connaître les intentions du général et quelle est sa stratégie pour appliquer l'autodetermination. La rencontre a eu lieu le 10 juin 1960. Les négociateurs n'avaient pas obtenu des préalables, à savoir contacter les 5 détenus en France et le GPRA à Tunis. Il n'y a pas eu trahison. Le 8 août 1961, Si M'hamed Bougara tombe au champ d'honneur à Blida. Quelques mois auparavant et avec l'accord du GPRA, la Wilaya IV a eu aussi pour mission de réorganiser Alger. La mort de Si M'hamed «un homme exemplaire, d'une grande probité proche des humbles» laisse un grand vide. Youcef assure la direction de la Wilaya avec le commandant Youcef Benkherouf, le plus dur est à venir. Nous verrons comment la soif du pouvoir a changé la donne et a failli mener le pays à la catastrophe. N'empêche, la victoire a dû être amère. Combats fratricides Les combats fratricides l'ont entachée et nul ne pourra effacer les souillures. Pourtant, dans l'euphorie de l'indépendance, alors que les combattants sincères réfléchissaient déjà à la reconstruction, d'autres se fixaient sur la prise du pouvoir les premiers, une fois la libération arrachée par le fer et par le sang, sont retournés à leur vie et projet de départ. Comme Si Hassan qui reprit ses études de médecine, non sans savourer la liesse de la libération le 5 juillet 1962, il est parti avec ses officiers pour une grande parade avec plusieurs bataillons de Kouba jusqu'à Sidi Fredj, en même temps que le colonel Mohand Oulhadj , chef de la Wilaya III, le colonel Saoutel Arab (Salah Boubnider, chef de la Wilaya II, à Sidi Fredj, là où le corps expéditionnaire français avait débarqué un 5 juillet 1830. Lors de cette cérémonie ô combien symbolique, c'est au doyen, le colonel Mohand Oulhadj qu'échut l'honneur de hisser l'Emblème national. «La Révolution nous a réunis autour d'idéaux, de nobles idéaux, par ce geste nous voulions montrer combien était chère à nos yeux l'unité nationale et la défendre comme la prunelle de nos yeux. La crise de 1962, ou l'été de la discorde, a été vécue comme une tragédie.» «La Wilaya IV s'est trouvée en position d'affrontement, mais elle a toujours privilégié sa position de neutralité. En fait, la crise a commencé lors du CNRA en mai 1962 à Tripoli. Nous en traînons les séquelles jusqu'à aujourd'hui. La Wilaya IV avait donné procuration à Ahmed Bencherif pour la représenter à cette réunion. Il y a eu un clivage, les Wilayas I, V et IV ont marché avec Ben Bella et l'état-major, les Wilayas II et III avec le GPRA. Bencherif a voté pour Ben Bella. La réunion de Zemoura a regroupé la Wilaya III, la Wilaya IV et la Fédération de France du FLN en optant pour la légalité, donc pour le GPRA. Je suis parti à Rabat avec Mohand Oulhadj pour voir Ben Bella et Khider et tenter de les raisonner face à la guerre civile qui se profilait. Ils ne voulaient rien entendre leur souci était d'accaparer le pouvoir. On a pu réunir les chefs de Wilaya à Chlef, le 20 juillet 1962 : Zbiri pour la I, Boubnider (WII) Mohand Oulhadj (WIII), votre interlocuteur (WIV) Othmane (WV) et Chabani (WVI). Mais le clivage persistait et de Tlemcen, Ben Bella d'une manière autoritaire et illégale annonçait le bureau politique du FLN. Le 5 juillet, les combattants de la Wilaya IV sont rentrés à Alger en force pour dire que la capitale est ville ouverte et appartient à tous les Algériens. D'un autre côté, il fallait encore faire face aux résidus de l'OAS et sa folie suicidaire. Je me suis résolu à réaliser mon projet en reprenant mes études de médecine. Le Congrès du FLN d'avril 1964 au cinéma Afrique me désigna membre du bureau politique aux côtés de deux autres chefs de wilaya : Mohamed Oulhadj et Mohamed Chabani. Quand l'affaire de ce dernier éclata, j'ai été missionné à Biskra avec Ali Mendjli, pour tenter de raisonner Chabani, en vain.» Youcef fit partie du Conseil de la révolution lors de la prise de pouvoir par Boumediène le 19 juin 1965. «La déclaration du 19 juin bannissant le pouvoir personnel et prônant la démocratie m'a séduit. Je me suis dit pourquoi pas faire un pas et voir venir. Mais en réalité, j'étais plus accaparé par ma thèse que j'ai terminée le 13 juillet 1967. La confiance commençant déjà à se lézarder au niveau des responsables, on m'avait proposé des postes mais j'ai refusé. Dans l'affaire Zbiri en 1967, je n'y étais pour rien, mais on a voulu régler des comptes de la wilaya IV qui avait osé défier la force, quelques années plus tôt.» Youcef sera jugé à Oran en août 1969 et sera mis en résidence surveillée à In Salah, où il est resté 3 ans, puis à Ouargla (6 mois) enfin à Tiaret. Grandeur et déchéance En octobre 1977, il ouvre un cabinet médical privé à Alger. En 1993, il est appelé pour presider la commission du dialogue national. «Malgré tout, on a pu arriver à la conférence nationale ; rappelez-vous le contexte explosif, mais il n' y a pas eu de consensus. Notre mission était terminée.» A l'avènement de Liamine Zeroual à la tête de l'Etat, Youcef est sollicité en tant que conseiller politique. «J'étais séduit parce qu'il était question de rupture et de la continuation du dialogue.» En novembre 1995, préférant sa liberté, Youcef se retire, consacrant davantage de temps à son cabinet de médecin. Le 12 décembre 1998, après la conférence sur l'histoire au Club des Pins, poussé par ses amis, il se promet de relever le défi de présenter sa candidature à la présidence de la République en réunissant plus de 100 000 signatures. «Je n'avais aucune structure, je me suis présenté en candidat libre, tout en sachant que les jeux étaient faussés. Si Hassan livre son dernier combat en créant ,le 11 septembre 2001, la fondation Mémoire Wilaya IV historique. «Un devoir de mémoire envers tous ceux qui se sont sacrifiés pour ce pays et dont les âmes continuent à planer sur nos têtes.» Observateur aigu de la scène politique, Youcef est visiblement peiné par la situation dans laquelle patauge l'Algérie. «La corruption, dit-il, a existé, existe et existera. Mais à si grande échelle, du jamais vu ! Comme il en est de la médecine, dans la corruption on doit aussi prévenir et contrôler. Mais le système n'est pas adapté.» Les médecins et le corps médical qui tempêtent à travers les grèves discontinues ? «Ceux qui revendiquent ont sûrement des raisons de le faire. Les injustices, les inégalités le mépris sont autant de ferments qui nourrissent la révolte et la haine. Alors la meilleure solution, c'est le dialogue.» D'une manière générale, Youcef estime que la situation du pays est actuellement très complexe. «On navigue à vue et on ne sait pas où on va avec une gouvernance qui n'en est pas une. Il faut tout revoir et ce n'est guère facile.» Alors docteur, c'est grave …