Figure universitaire et intellectuelle engagée, Khaola Taleb-Ibrahimi décrit le système politique en place depuis 1962 qui a construit son pouvoir sur «le mépris total de la société». En assumant son rôle de «vigie», elle lance un appel pour sortir rapidement le pays de l'impasse dans laquelle il est enfermé afin de lui éviter d'autres drames. - Vous êtes universitaire depuis de longues années. Dans quel état l'université algérienne est-elle aujourd'hui ?
Je suis une universitaire impliquée et engagée dans la mesure où je considère qu'avec l'expérience que j'ai accumulée dans ma mission de formatrice, mais aussi dans les travaux et les recherches que j'ai menés dans les sciences humaines et sociales, je ne peux qu'être engagée dans la compréhension de ma société qui s'appuie à la fois sur la recherche et la formation, la recherche d'une action ouverte par des perspectives, qui propose et suggère aux hommes de décision dans le pays des voies par lesquelles les choses pourraient être changées dans notre société. Et puis, la recherche-développement vise à permettre de mieux comprendre la société et de participer à la connaissance. Parce que la mission première de l'université est d'être à l'avant-garde de la société et de la tirer vers le progrès et le développement. Or, ce qui se passe actuellement, qui me désole et me heurte profondément, est que l'université a oublié cette mission ou on la lui a fait oublier. C'est la société, avec toutes ses tares et contradictions, dans tous ses aspects positifs et négatifs, qui a investi l'université. Et c'est pour cela que nous voyons fleurir à l'université des comportements totalement étranges. L'université doit former des cadres de la nation qui seront capables de relever les défis du monde actuel, en travaillant sur la compréhension de la société et en accumulant un capital de connaissances sur le pays et sur le monde. Elle doit être non pas une tour d'ivoire, mais plutôt une tour de vigilance. Une vigie du pays qui alerte la société et les gens qui sont à la tête du pays. Elle attire l'attention par les travaux qu'elle fait sur ce qui pose problème, ce qui peut être amélioré et changé. Parce que c'est notre mission qui consiste à réfléchir à ce qui se passe dans notre pays.
- Cela nous amène à poser la question du rapport des élites intellectuelles au pouvoir. Sont-elles écoutées par le pouvoir politique ou cherche-t-on plutôt à les soudoyer ?
La relation entre les intellectuels et le pouvoir en Algérie a toujours été très compliquée et difficile. Nous sommes un pays qui, par sa pesanteur sociologique et historique, regarde ses intellectuels avec beaucoup de méfiance. C'est un trait qu'on voit dans la société. Lisez tout ce qui a été écrit sur l'histoire culturelle et la sociologie politique et culturelle de ce pays et vous verrez qu'on regarde les intellectuels comme étant les empêcheurs de tourner en rond. On leur demande d'être des clercs – ce que Gramsci appelait les intellectuels organiques –, c'est-à-dire d'être au service du pouvoir. Je ne vois pas cette mission d'un point de vue négatif. Je pense qu'il faut des intellectuels proches du pouvoir politique dans la mesure où ils peuvent travailler au bénéfice du pays et, éventuellement, compléter le travail que font les hommes de décision. A côté de cela, le rôle des intellectuels est d'être des alerteurs qui réfléchissent, des vigiles dans le bon sens du terme, pas les gardiens du dogme. L'intellectuel est là pour avoir des opinions, des convictions, pour pouvoir les défendre et travailler dans le sens du progrès et de l'évolution de la société. Et qui éventuellement pourrait et devrait s'opposer au pouvoir. Si le pouvoir va dans le sens contraire des intérêts du pays, pourquoi les intellectuels ne pourraient-ils pas le dire ? C'est notre rôle et moi, en tant que femme, intellectuelle et citoyenne algérienne, je revendique le droit de pouvoir exprimer fortement et librement mes opinions et mes convictions.
- Justement, de nombreux acteurs politiques et sociaux tirent la sonnette d'alarme et disent que le pays va droit dans le mur. Quel regard portez-vous sur l'état du pays ?
Oui effectivement, le pays va mal. Les indicateurs sont au rouge. Quand des candidats au baccalauréat entrent dans une classe avec des armes blanches et cassent le mobilier scolaire parce qu'ils ne sont pas contents d'un sujet, je suis ahurie. Je suis profondément choquée et très inquiète. Quand des jeunes se comportent de cette manière, comment vont-ils appréhender les problèmes de leur pays ? C'est un signe révélateur d'un grand malaise. C'est une société qui s'installe dans un système qui a nié toutes les valeurs de l'effort qui font qu'on a rien sans rien. La société et le pouvoir, qui en est l'émanation, ne réfléchissent qu'à l'argent facile et à la meilleure manière d'arriver à des postes de responsabilité, quand bien même ils sont incompétents. La société est bien malade. Alors quand la société est malade, on se pose la question du pourquoi. Et là, on est dans une relation dialectique avec le pouvoir qui dirige ce pays depuis l'indépendance. C'est-à-dire, qu'avons-nous fait de cette société ? Comment en est-on arrivés là ? Il y a certes le rôle de l'école et de l'université, mais celui de l'Etat, de l'administration et aussi et surtout celui du politique.
- Ne pensez-vous pas que c'est lié aussi à la nature du pouvoir politique en place ?
Evidemment. C'est la nature du système politique mis en place depuis 1962 et qui a construit son pouvoir sur le mépris total de la société et de la population, en disant que de toutes les façons, les Algériens ne sont pas prêts pour la démocratie. Un peuple immature. Mais de qui se moque-t-on ? Et eux, ils sont quoi, de quelle société sont-ils sortis ? Notre histoire prouve que les Algériens étaient capables, dans des moments précieux, de relever les défis. Le dernier défi : les années de terrorisme, de violence extrême que nous n'avons pas encore résolu. Où était le peuple ? Il a bien relevé les défis. Les mamans ont continué à envoyer leurs enfants à l'école et les enseignantes ont continué à enseigner malgré les menaces. Il faut bien, un jour, se poser la question : pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi ce pays, à la fois riche par la nature et par la qualité de ses ressources humaines, vit-il cette situation ? Pourquoi n'arrive-t-il pas à décoller ? C'est une question éminemment politique et nous avons le droit de la poser. Je pense qu'il faut avoir le courage de dire que c'est le système politique, mis en place à l'indépendance qui continue encore sous des formes plus au moins remaniées, qui nous a menés à cette impasse.
- Que faudrait-il faire pour sortir de cette impasse ?
Nous n'avons pas de baguette magique, mais notre société est travaillée depuis des années par une volonté de changement. C'est une société qui bouge et qui recèle des forces formidables, si l'on s'appuyait sur elles. Et si on accordait de l'attention à toutes ces forces créatrices qui existent partout, on pourrait proposer, faire un changement qui permettrait à ce pays de sortir de l'impasse. Et quand nous ne lui proposons pas des solutions, c'est elle-même qui va les chercher et se crée ses propres solutions. L'Algérie a d'énormes potentialités, des possibilités de sortir de l'impasse, de devenir un pays où les Algériens vivront de manière digne et décente, et qu'on ne verra plus des milliers de jeunes mourir dans les flots de la Méditerranée pour aller chercher un paradis ailleurs. Le système politique est autiste. Il n'écoute pas sa société et ses pulsations. C'est un système qui en train de tourner en rond ; il navigue à vue et gère ce pays au jour le jour. Cela fait des années qu'on nous a promis un million de logements et, chaque année, des Algériens manifestent pour avoir un toit. Avec les possibilités qu'a l'Algérie actuellement, nous n'arrivons pas à résoudre ce problème ! Le problème réside dans cette navigation à vue et dans la mauvaise gestion. Dans la corruption et dans la mal gouvernance. Nous sommes dans un régime autoritaire. Ces hommes et ces femmes qui se sont battus pour l'indépendance du pays, nous ne pouvons que les respecter. C'est grâce à eux que nous sommes ce que nous sommes aujourd'hui. Ceci dit, ces gens-là nous gouvernent depuis combien de temps ! Ils ne sont pas capables de réviser, de se remettre en question, de se dire qu'avons-nous fait ? Le système est en panne déjà depuis longtemps. Va-t-on continuer cette fuite en avant parce que nous avons de l'argent, parce que le pays est riche et qu'il le distribue pour avoir la paix sociale ? Jusqu'à quand ? Et pourquoi, en tant que citoyens, nous n'aurions pas le droit de savoir comment l'argent de l'Algérie est dépensé et pourquoi il est dilapidé ? Pourquoi les gens qui dilapident ne rendent pas de comptes, alors qu'on met en prison un petit jeune qui a volé un portable – ce qui par ailleurs est condamnable –, alors que ceux qui ont dilapidé des milliards ne sont pas inquiétés ? Quelle image donnons-nous de notre société au monde qui nous regarde ? Qu'allons-nous laisser aux générations montantes ? Nous allons continuer à jouer à l'autruche et attendre de voir surgir une nouvelle crise semblable à celle que nous avons vécue dans les années quatre-vingt-dix. Que le pays soit de nouveau au bord de la faillite et qu'on fasse de nouveau appel au FMI et aux plans d'ajustement structurels ! Est-ce qu'on ne peut pas retenir les leçons du passé ? Mon pays est en grand danger. Evitons-lui d'autres drames. Ayons le courage d'affronter la réalité de ce qui s'est passé à différentes étapes de notre histoire, de la regarder avec lucidité ! Regardons l'histoire récente et cette décennie de grande violence que d'aucuns voudraient appeler guerre civile ; moi je dis que c'est une guerre civile. Jamais plus cela ! Nous ne voulons pas la revivre et que des Algériens soient sacrifiés sur l'autel du pouvoir.
- Le chef de l'Etat est hospitalisé depuis cinquante-cinq jours maintenant. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ?
Déjà, la gestion de cette affaire montre que nous sommes dans une impasse. Le Président est un être humain, il peut tomber malade et nous devons lui souhaiter un prompt rétablissement. Je respecte l'intimité et la vie de famille de chaque Algérien, mais il se trouve qu'il est le premier magistrat du pays et que, dans le système politique dans lequel nous vivons, c'est le Président qui concentre les pouvoirs de décision. Il me semble que chaque Algérienne et chaque Algérien sont en droit de se poser la question de savoir ce que devient notre Président. Parce que justement cette mauvaise gestion de la maladie du Président ne fait qu'alimenter les rumeurs. Quand M. Sellal nous dit de ne pas nous focaliser sur la santé du Président, je lui réponds de quel droit vous nous l'interdisez ? Je n'ai pas à me préoccuper des présidents du Chili, du Gabon ou du Vietnam qui se font soigner en France ou aux USA. Un président, un Premier ministre, un ministre sont des personnages publics engagés par la responsabilité pour l'avenir du pays. Et, de ce fait, nous sommes en droit de demander de quoi il en retourne. Si le Président va bien, tant mieux. Moi je m'inquiète pour mon pays, je m'inquiète du fait qu'avec tous les problèmes que nous avons, on considère que le peuple algérien n'a pas le droit de savoir ! C'est énorme. On continue à considérer ce peuple immature qui, de ce fait, n'a pas le droit de savoir ce qui se passe à la tête du pays. C'est absolument étrange qu'en 2013, un responsable algérien demande aux Algériens de ne pas se poser de question, de ne pas s'intéresser à une question fondamentale qui engage l'avenir du pays. Je suis sidérée. Je suis en droit de me dire que va devenir l'Algérie dans les mois qui viennent. C'est mon pays, je n'en ai pas d'autre, c'est là que je vais vivre et que mes enfants vivront. On ne peut pas continuer à avoir ces attitudes méprisantes de tous les responsables qui nous serinent, depuis des semaines, que le Président va bien et qu'il dirige le pays alors qu'il est absent.