Le 8 mai 1945 est un jour de liesse en France. On fête la victoire alliée sur le nazisme. A Sétif, la marche pacifique tourne au drame, à l'effusion de sang. Soixante et un ans après, le cauchemar du mardi noir est toujours vivace dans les mémoires des survivants qui ne veulent ni oublier ni pardonner, d'autant qu'ils n'ont pas fait le deuil de cet abominable crime, jamais commis par une autre puissance coloniale,... en « temps de paix ». Pour que vive la mémoire, les survivants de Bouandas, Aïn El Kebira, Aïn Roua (villes situées à quelques encablures de Sétif) et d'autres contrées qui ont payé le prix fort, loin des feux de la rampe, estiment que le passé ne doit pas être occulté mais transcendé. Avant de revenir sur ces massacres, nos interlocuteurs contestent les chiffres officiels. Le bilan dépasse les 7500 morts avancés par les proches du général Duval. Les estimations (15 000 morts) du général Tubert ayant chapeauté une commission d'enquête sont aussi décriées. Pour ne pas pousser les investigations devant incriminer l'administration coloniale, la mission de Tubert est vite suspendue. « Afin de brouiller les pistes et d'éviter le banc des accusés, la France n'a pas jugé utile d'inscrire sur l'état civil toutes les victimes, notamment les milliers de citoyens tués et enterrés la nuit dans des fosses communes », souligne Abdelhamid Selakdji de la Fondation du 8 Mai 1945 (section de Sétif) qui lutte contre l'oubli et l'impunité. Pour étayer ses propos, notre interlocuteur nous renvoie vers la note adressée par Roger Esplaas au général Tubert : « L'armée a complètement rasé un douar à Sétif, on m'a confirmé le caractère impitoyable de la répression qui a été exercée sur la région. On m'a cité les chiffres de 20 000 musulmans qui auraient été massacrés. La région nord de Sétif n'est plus qu'un vaste cimetière. » En plus d'intenses bombardements de l'aviation, du pilonnage de l'artillerie, des vols et viols commis par les légionnaires, l'armée, aidée par les policiers, les gendarmes et les miliciens, procéda à des arrestations massives de 5000 à 10 000 personnes, parmi lesquelles plusieurs dirigeants du Parti du peuple algérien (PPA) qui s'illustreront lors de la guerre de Libération nationale. Pis encore, pour venger un garde forestier tué, des gens ont été brûlés vifs et plus de vingt maisons d'un village situé non loin de Sétif furent incendiées. Le colonisateur qui s'est livré à Sétif à l'un des pires excès de l'occupation coloniale n'a, selon des rescapés, épargné ni femmes enceintes éventées ni bébés ballottés puis jetés par ces tortionnaires de légionnaires qui se sont « illustrés » durant des mois par une répression et une sauvagerie sans précédent. Les blindés et les canons furent utilisés, l'aviation pilonna la zone. Le Dugay Drouin, navire basé dans le port de Béjaïa bombarda la côte. A Aïn El Kebira, l'information se rapportant aux atrocités commises le matin à Sétif a été annoncée par un certain Diaffat (Ladouani). Les carnages hantent toujours les esprits La population du village (1424 musulmans) et qui ne savait quoi faire a été surprise par l'attitude de certains colons, qui avaient, sur ordre de Fabrer (un fermier) de retour de Sétif, commencé les hostilités. Les compagnons du fermier n'ont, d'après les derniers rescapés de la tuerie, rien trouvé de mieux que d'achever à bout portant une innocente dame, Mme Ayachi Khatir. En apprenant les tristes nouvelles, plus de 1000 villageois, venus de nombreux douars, prirent d'assaut l'ex-Perigotville et s'emparèrent des fusils. Les affrontements se sont achevés dans un bain de sang. Si du côté français on a pu dénombrer 18 victimes dont Fabrer (tué dans un accrochage), nul n'est en mesure d'avancer avec exactitude un chiffre concernant les victimes algériennes, d'autant que les exécutions sommaires des autochtones se sont poursuivies durant des mois. Smara Lyamina (70 ans), la fille de Smara Lamri, tué par la veuve Fabrer, raconte : « Pour que Mme Fabrer puisse faire son deuil, l'armée française, qui avait arrêté puis torturé notre père, l'offre en pâture à la veuve Fabrer qui découpe en morceaux son corps, puis le sert comme repas à ses chiens. » Cet abominable crime n'est pas un acte isolé. Le vieille dame qui a en outre perdu dans ces massacres ses oncles paternels Ahmed, Saïd et Bouzid ainsi que ses cousins Messaoud et Tahar Smara, ne peut pas oublier l'autre crime commis à Bouhani (Aïn El Kebira), où 16 citoyens furent sommairement exécutés. On ne peut prendre congé de Aïn El Kebira sans dire un mot de la bouleversante histoire de Belmihoub Haouès qui a vécu durant 17 ans sous un faux nom, Guechat Mohamed, pour échapper à la condamnation à mort prononcée par le tribunal militaire de Constantine, présidé le samedi 8 décembre 1945 par le colonel Lebrot. Belmihoub alias Guechat a dû galérer des mois et des mois pour mettre le cap sur l'Allemagne via Tunis puis Bruxelles. Rencontré par hasard, Lebsir Kouadir (80 ans), un des derniers survivants des massacres, brise un tabou. « L'Etat qui n'a à aucun moment considéré les faiseurs du 8 Mai comme d'anciens moudjahidine doit revoir sa copie. Il doit aussi rendre justice aux victimes de ces massacres, n'étant autres que des martyrs qui se sont, à l'instar des chouahada de la glorieuse révolution de Novembre, sacrifiés pour que vive l'Algérie libre et indépendante. Les victimes du 8 Mai méritent le statut de martyr », précise cet octogénaire ayant passé plus d'une année dans la prison de Aïn El Kebira. Les carnages perpétrés à Aïn Roua et Bouandas, le plus souvent en cachette, hantent encore les esprits des survivants. En relatant l'expédition punitive de Bouandas (chef-lieu de daïra situé à 70 km de Sétif), on doit savoir que l'oued Aftis et les grottes de la région ont emporté à jamais plus de mille corps des meilleurs enfants de ce généreux peuple. Le bal de la tuerie a duré des mois. Les vampires qui ont, un jour, massacré plus de 41 citoyens dont une femme n'ont rien trouvé de mieux pour exprimer leur haine que d'enterrer avec leurs victimes un renard. Ces martyrs, assimilés par la France des « droits de l'homme » à des animaux, reposent à huit mètres de profondeur, dans la fosse commune de Douar Lahmar, situé à l'entrée est de Aïn Roua, distante de 25 km au nord-ouest de Sétif. Les citoyens remettent sur le tapis, soixante et un ans, après, les conditions dans lesquelles quatre des leurs ont été exécutés en cours de route. Leurs bourreaux, qui les conduisaient pour un jugement à Sétif, les ont exécutés à Takouka, en contrebas des monts Megrès. Les quatre « fusillés » reposent dans une autre fosse commune, jouxtant la mosquée du lieu précité. Avant de boucler ce sommaire tour d'horizon sur les innombrables exactions commises par la France coloniale, il est important d'indiquer que suite à ces événements 166 condamnations à mort (157 à Constantine, 3 à Alger et 6 à Oran) ont été prononcées. Sur les 157 du Constantinois, 33 ont été exécutées au Polygone de Constantine. Des milliers d'autres « indigènes » ont été condamnés aux travaux forcés, à l'interdiction de séjour et à la déportation : « Le colonialisme, qui a confisqué plus 500 000 ha des meilleures terres pour les attribuer aux paumés de Maltais, Corses, Espagnols et autres Italiens qui se sont, au fil du temps, embourgeoisés sur le dos des indigènes, en quoi a-t-il été bénéfique pour les malheureux Algériens qui ont souffert de tant de brimades ? Les écoles, les routes, les hôpitaux militaires et les immeubles ont été réalisés pour sédentariser les colons. La France, qui a durant les 132 ans d'occupation excellé dans la politique de la terre brûlée, le déracinement et la déculturation, n'a rien fait de bon pour le peuple algérien. Avant de tourner la page, la France officielle doit dire et reconnaître la vérité sur ses crimes », souligne Abdelhamid Selakdji, de la Fondation du 8 Mai 1945, qui est en droit, dit-il, d'exiger, en sus de la repentance, des dédommagements.