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Egypte : de vrais putschistes, un faux Allende
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Dans un article intitulé «A propos du putsch égyptien : le naufrage des gauches du Monde arabe se confirme» (Maghreb Emergent, 15 juillet 2013), l'universitaire algérien, Ahmed Henni, attire l'attention, à travers l'exemple du coup de force contre le président islamiste Mohamed Morsi, sur les risques de déficit d'autonomie des organisations de gauche du Monde arabe vis-à-vis des pouvoirs en place, encore dominés par l'armée et ou/les services secrets.
Je ne m'attarderai pas sur la critique nécessaire des alliances contractées par des partis censés être l'«avant-garde des masses» avec des régimes autoritaires (Algérie), voire sanguinaires (Syrie). En revanche, le point de vue de l'auteur sur la situation en Egypte mérite qu'on s'y arrête, tant il révèle une perception de la réalité gouvernée par deux idées «fixes» pour ainsi dire : la gauche a soutenu et soutient toujours le despotisme laïque, et les grandes mobilisations contre les islamistes sont le produit de savantes manipulations des moukhabarate (services de renseignements). Ahmed Henni écrit : «(...) En juin 2013 une partie de la gauche égyptienne s'associe aux auteurs d'un appel (.) à la direction de l'armée égyptienne pour destituer un président élu.»
Ailleurs dans l'article, cette «partie de la gauche» devient une «majorité des courants de gauche», mais ni ici ni là, il ne nous dit de quels courants il s'agit ni à quoi on peut reconnaître qu'ils constituent une «majorité» au sein de la gauche. Il n'explique pas non plus à ses lecteurs que la gauche s'est associée, avant le 30 juin 2013, à l'appel pour la tenue d'élections présidentielles anticipées et non à celui -ultérieur- à l'éviction de Mohamed Morsi par les militaires. Surtout, il ne rapporte aucune déclaration officielle des courants concernés et se contente de citer l'économiste égyptien, Samir Amine, pour qui «il y a une autre légitimité, supérieure (à la légitimité des urnes, ndlr), celle de la poursuite des luttes pour le progrès social et la démocratisation authentique». Or, aussi contestables qu'ils soient, ces propos n'engagent que leur auteur, surtout, ils n'ont pas de rapport direct avec les événements récents en Egypte (ils datent de juillet 2012).
L'armée, sous le règne de Morsi, a-t-elle jamais quitté le pouvoir ?
Cette «majorité de la gauche égyptienne» évoquée par Ahmed Henni inclut-elle les Nassériens qui, fidèles à leurs origines putschistes (le coup d'Etat du 23 juillet 1952), ont souhaité, à mots à peine couverts, le renversement manu militari de Mohamed Morsi ? Si l'acception du mot «gauche» est si large, il devrait alors inclure en Algérie le FFS, qui s'est opposé à l'annulation des élections législatives de 1991, et en Tunisie, El Takatol et le Congrès pour la République, qui font partie de la coalition gouvernementale menée par Ennahda.
Les gauches arabes ne seraient pas alors toutes ces gauches laïcistes en plein naufrage que dénonce vigoureusement Ahmed Henni. Si l'on n'inclut pas les Nassériens dans la gauche égyptienne, le seul parti de gauche «réellement existant» à avoir préconisé une intervention de l'armée contre le président islamiste est Al Tagamoê, né au milieu des années 1970 d'une fusion entre des communistes et des nationalistes arabes radicaux et dont le programme se résume presque à un anti-islamisme caricatural. Tout en soulignant que «les forces armées ne doivent pas se mêler de politique», un autre parti de gauche de moindre envergure, le Parti socialiste égyptien, a estimé qu'elles devaient agir «en cas de risque d'effondrement de l'Etat ou d'affrontements sanglants ou si le régime en place expose la vie des citoyens au danger» (sa secrétaire générale Karima el Hafnaoui), ce qui peut être interprété comme une bénédiction tacite à la destitution violente de Mohamed Morsi.
Ni le Parti communiste égyptien ni les Socialistes révolutionnaires (extrême gauche) ni la Coalition populaire socialiste (formée d'une scission d'Al Tagamoê et d'une autre des socialistes révolutionnaires, entre autres factions) n'ont lancé d'appel au putsch. Les deux dernières organisations citées ont même mis en garde contre les dangers du retour de l'armée aux commandes politiques du pays, ce qui s'inscrivait en droite ligne de leur position antérieure.
Elles avaient pris, en effet, une part active à la contestation qu'avait affrontée, après l'abdication de Hosni Moubarak, le gouvernement intérimaire de l'armée (février 2011-juin 2012). Le Parti communiste égyptien n'avait pas cessé, lui non plus, durant cette période, de condamner ce gouvernement autoritaire et de réclamer le jugement de ses symboles. On peut dire, sans crainte de se tromper, qu'une partie considérable de la gauche égyptienne, sinon sa majorité, avait lutté courageusement contre le pouvoir du maréchal Hussein Tantaoui au moment où les Frères musulmans justifiaient ses massacres et ses procès martiaux.
Les gauches arabes : un simple courant de la nébuleuse laïque ?
Ahmed Henni généralise ses conclusions sur la gauche égyptienne à toutes les gauches arabes. Il écrit à leur sujet :
«N'étant arrivées au pouvoir que dans les fourgons des militaires, elles continuent de répudier la lutte primordiale pour la citoyenneté et lancent, ici et là, des appels irrésistibles du peuple au putsch pour maintenir des dictatures dites ''laïques'', ou renverser des pouvoirs élus par des peuples qui ''votent mal''».
La question se pose : pourquoi continue-t-on à parler des gauches arabes comme si elles n'étaient constituées que de laïcistes obtus, drapés dans les oripeaux de la cause ouvrière ? Il est connu, par exemple, que les organisations des droits de l'homme dans le Monde arabe sont souvent animées par les militants de gauche : lutter contre la torture, le jugement des civils par les tribunaux de l'armée et pour les droits politiques, sociaux, etc. ne serait-il donc pas «lutter pour la citoyenneté» ? Est-il nécessaire de rappeler qu'avant d'exiger la démission de Mohamed Morsi, une partie de la gauche avait même appelé à voter pour lui afin de barrer le chemin au candidat de l'armée, le général Ahmed Chafik ?
Sous la dictature moubarakienne, les socialistes révolutionnaires et une frange de l'actuelle Coalition populaire socialiste défendaient, à contre-courant, le droit des islamistes de créer des partis légaux et manifestaient pour la libération de leurs dirigeants (en souvenir de cette solidarité, les Frères musulmans se sont empressés de porter plainte contre des figures de la gauche radicale les accusant de vouloir «détruire l'Etat», une accusation qui prête à sourire de la part d'une confrérie qui rêve de restaurer le Califat). Les jugements d'Ahmed Henni sur les gauches ne semblent pas s'appliquer non plus à la gauche tunisienne. A notre connaissance, elle n'a pas appelé à un coup d'Etat pour «dégager» Ennahda. En revanche, nous savons que, sous le règne de Zine El Abidine Ben Ali, le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT) et le Parti démocratique progressiste (PDP) avaient formé avec les islamistes un bloc d'opposition (le collectif du 18 octobre).
Les courants de gauche qui n'avaient pas rejoint cette coalition (les patriotes démocrates, les trotskistes, etc.) n'avaient pas, pour autant, soutenu la répression de leurs adversaires politiques. Bien au contraire, nombre de leurs figures, dont le défunt Choukri Belaïd, prenaient leur défense devant les tribunaux. Si on tait ces prises de position -on peut critiquer, dans certaines d'entre elles, une foi curieuse en la possibilité d'une évolution interne majeure de l'islam politique vers la démocratie- c'est qu'il est probablement plus aisé, pour condamner la gauche, de la réduire à une de ses composantes et d'en faire un mince courant d'une nébuleuse laïque qui méprise le «peuple».
La gauche égyptienne ne devait-elle pas exiger la démission de Morsi ?
En réalité, si Ahmed Henni critique la «majorité de la gauche» égyptienne, c'est que pour lui, sa participation aux mobilisations exigeant la démission de Mohamed Morsi est synonyme d'un appel du pied à l'armée à revenir aux affaires.Or, encore une fois, le slogan central des manifestations du 30 juin 2013 n'était pas le renversement de Mohamed Morsi mais l'organisation d'élections présidentielles anticipées : ce n'est pas parce que des dirigeants du mouvement Tamarrod ont accepté d'être le porte-voix officieux de l'armée que toutes les forces qui s'étaient associées à eux sont à la solde des militaires. Et ce n'est pas parce qu'un président a été démocratiquement élu qu'il ne peut plus être révoqué. Certes, sous prétexte de préservation de la stabilité, les démocraties parlementaires prévoient rarement des mécanismes de révocation des chefs d'Etat, mais ceux-ci n'en sont pas moins une condition sine qua non de l'exercice démocratique. Il faudrait rappeler ici que cette «majorité de la gauche» participait déjà aux manifestations contre Mohamed Morsi à un moment où les généraux lui juraient encore fidélité.
Elle s'était opposée, en décembre 2012, à son projet de Constitution qui, entre autres aspects contestables, soustrait le budget de l'establishment militaire au contrôle du Parlement (article 197). Si elle a appelé à sortir dans la rue le 30 juin 2013, ce n'était pas pour couvrir politiquement des plans de l'armée (celle-ci n'en avait probablement pas de précis et attendait de mesurer l'ampleur de la contestation avant de déterminer son attitude).Elle s'est associée aux manifestations parce que la politique des Frères musulmans avait aggravé les conditions de survie de millions d'Egyptiens et menaçait de déclencher une guerre civile confessionnelle. L'armée a exploité le rejet des Frères musulmans pour revenir sur le devant de la scène (l'avait-elle jamais réellement quitté, avec ces députés et un président islamistes aussi indifférents à sa totale soustraction au contrôle parlementaire ?).
La gauche militante ne pouvait, hélas, que constater ce retour de manivelle, lourd de dangers pour la démocratie et les libertés publiques, comme l'atteste la répression sanglante des sit-in des Frères musulmans. Elle ne pouvait pas commanditer de coup d'Etat et encore moins s'y opposer. Ce sont là ses limites : en deux ans et demi d'effervescence politique, elle a étoffé ses rangs mais n'a pas réussi à améliorer de façon substantielle son implantation ouvrière et populaire, unique levier pour empêcher les hold-up islamiste et militaire sur les mouvements de masse que connaît l'Egypte depuis le 25 janvier 2011.
L'Egypte de 2013 n'est pas le Chili de 1973
Ahmed Henni rappelle que «l'Etat profond», celui des moukhabarate, et des réseaux d'hommes d'affaires, a œuvré à bloquer l'action du président islamiste destitué.Ceci est vrai mais en partie seulement. Pas plus que les plans de libéralisation de l'économie, la répression des grèves ouvrières et la limitation des libertés publiques (le droit de manifester, etc.) n'étaient pour déranger ces cercles influents. Les généraux égyptiens sont des Pinochet en puissance mais Mohamed Morsi, qui ne voyait pas de mal à concéder au plus offrant la gestion de la zone du canal de Suez, n'est pas Salvador Allende qui, dès son élection en 1970, a nationalisé les banques et les mines de cuivre au grand dépit des Etats-Unis. Il est surprenant que dans un article aussi sévère envers la gauche égyptienne, Mohamed Morsi ne nous soit présenté que comme un «président civil» et qu'il ne soit fait nulle mention de sa politique despotique et antisociale.
Ce «président élu» a tenté de s'attribuer des prérogatives de monarque absolu, notamment en interdisant toute contestation de ses décrets fût-ce devant la Cour constitutionnelle (la Déclaration constitutionnelle du 21 novembre 2012) : c'était pour le moins choquant de la part du premier chef d'Etat élu de l'histoire de l'Egypte. Avec un sens du timing peu commun, il promettait à des millions de démunis exsangues la douloureuse vérité des prix, sous prétexte de lutter contre la contrebande et le marché noir. Au lieu de chercher l'argent frais là où il se trouve, chez ces industriels au profit desquels des dizaines d'entreprises publiques avaient été privatisées, il a préféré tendre la main au FMI, dont les prêts avaient été «halalisés» pour la circonstance par des fetwas ad hoc.
Il avait beau être «légitime», il a échoué à réduire la force tentaculaire de la Sûreté de l'Etat qui, pour toute réforme depuis la fin du régime de Moubarak, a été rebaptisée«Sûreté nationale» ! Et alors que dans les commissariats on continuait à torturer (349 cas de torture depuis son élection, dont certains se sont soldés par la mort des victimes), il appelait les Egyptiens à «améliorer leurs rapports avec la police» (sic ! discours du 26 juin 2013). Au niveau judicaire, son œuvre se résume à la nomination d'un procureur général qui a sévi contre ses opposants plus que contre les résidus de l'ancien régime, les fouloul. Avec son accord, sa confrérie et ses alliés salafistes ont constitutionnalisé le statut d'«Etat dans l'Etat» qu'est celui de l'institution militaire.
Si au terme d'un an de gouvernement chaotique, il a été trahi par ceux-là mêmes dont il avait fait des alliés, lui seul doit en être tenu pour responsable. S'il avait voulu mettre en œuvre un programme de justice sociale et de libéralisation politique, d'autres alliances étaient possibles, avec tous ceux qui espéraient que le «règne des craignants Dieu» mette fin à des décennies d'oppression.
L'«Etat profond» est-il tout-puissant ?
Les militaires ont renversé Mohamed Morsi non pas parce qu'il leur avait déclaré la guerre mais parce qu'il s'était montré incapable d'être l'habile chef d'orchestre de la restauration de l'Etat moubarakien, et que pour ne pas mécontenter ses alliés islamistes, il s'était montré trop tolérant envers leurs franges radicales, dont certaines œuvraient, avec une inconscience criminelle, à plonger le pays dans une guerre religieuse. Si elle était attisée et entretenue par les fouloul, la colère contre les Frères musulmans avait été allumée par leur politique antisociale et sectaire.
L'armée, le 30 juin 2013, a jeté des drapeaux aux manifestants, mais il est peu probable que dans leur majorité ils aient été «rameutés» par leurs officines secrètes. Le penser serait ignorer que l'Egypte manifestait en continu depuis le 25 janvier 2011, parfois contre les militaires. C'est surtout ne pas répondre à la question : si les services de renseignements égyptiens ont cette puissance de manipulation proverbiale, pourquoi avaient-ils échoué à empêcher la chute de Hosni Moubarak et à faire élire Ahmed Chafik ? L'affaiblissement des Frères musulmans était déjà réel avant l'élection de Mohamed Morsi.
En témoigne la division de leur réservoir électoral par deux entre les élections législatives de novembre 2011-janvier 2012 (10 millions de voix) et les présidentielles de juin 2012 (5 millions de voix au 1er tour). L' «Etat profond» n'a fait que l'instrumentaliser. La pénurie de carburants (récurrente en Egypte depuis des années comme l'atteste le fait que l'aide des pays du Golfe à ce pays comprend 3 milliards de dollars de produits pétroliers) a été aggravée pour étendre la contestation aux classes populaires. Mais cela n'a été possible que parce que les islamistes étaient déjà rejetés par des millions d'Egyptiens qui, à peine débarrassés de Hosni Moubarak, voyaient en naître un autre, d'autant plus arrogant qu'il se croyait éternellement «légitime».


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