Ils courent à n'importe quelle heure de la journée. Armés d'une serviette et d'un walkman, les habitants de Washington DC courent, courent, courent... Ils courent pour éliminer le stress du travail. Ils courent pour se débarrasser des kilos superflus. Peut-être même fuient-ils, à travers les heures interminables de jogging, une peur enfouie d'un attentat islamiste. Car cinq années après le drame, les séquelles des attaques du 11 septembre sont toujours là. Nos accompagnateurs aux USA n'ont eu de cesse de nous appeler à faire attention, Washington étant une ville visée par les terroristes. Il est interdit, par exemple, de prononcer le mot « bombe » ou « explosif » dans les aéroports. Et il n'est pas rare de trouver, dans les boutiques de la capitale américaine, du papier toilette à l'effigie d'Oussama Ben Laden. Al Qaîda et la politique aveugle de George W. Bush auront certainement réussi à faire des Etats-Unis le Jurassic Park des idées préconçues. Pour s'en convaincre, nous avons tenté une petite expérience dans les aéroports américains. A chaque fois qu'on montre aux agents de sécurité la première page du passeport - où il est écrit en arabe -, nous passons systématiquement à la cabine d'inspection approfondie. Si, en revanche, nous ne montrons que le visa, nous passons sans encombre... Dans ces cabines d'inspection, il n'y a pas l'armada de sécurité qu'on imagine ou qu'on voit dans les films. Des agents de sécurité, fort sympathiques, se contentent de fouiller méthodiquement en arborant un large sourire. Welcome in the USA ! La peur de l'Arabe est encore plus flagrante dans les propos des responsables américains. Les attaques terroristes du 11 septembre et la peur qu'elles ont engendrée auprès des Américains justifient parfaitement, aux yeux de certains hauts responsables (département d'Etat, congressmen et conseillers), la croisade pour la démocratisation du monde arabe. Ils y croient fermement et ils feront tout pour vous en convaincre. Des hauts responsables assurent que leur politique étrangère est basée sur des « principes ». Au royaume de l'oncle Bush, a-t-on cru comprendre, tout n'est que démocratie, liberté et bonnes intentions. « Nous n'avons aucun intérêt en Irak, notre objectif est de propager les idées qui ont fait la grandeur des Etats-Unis dans les pays du Moyen-Orient », affirme, sans ciller, M. Fernandez, directeur des affaires du Proche-Orient au département d'Etat, dans une entrevue à Washington. Le bon, la brute et le méchant S'exprimant dans une langue arabe très éloquente, M. Fernandez affirme que l'invasion américaine en Irak était une « bonne idée », mais son application, admet-il, a été très maladroite. L'attaque en Afghanistan serait, en revanche, d'après lui, un « formidable succès ». Le diplomate américain va encore plus loin en affirmant que la prison de Guantanamo n'est qu'une réaction légitime aux attaques du 11 septembre et que les Palestiniens ne doivent leur situation qu'à leurs propres erreurs. « Ils demandent aujourd'hui ce qu'ils auraient pu obtenir en 1967, mais il est désormais trop tard. Ils ne doivent imputer leur problème qu'au grand leader Abou Ammar qui les a mis au bord du gouffre », lance-t-il. M. Fernandez dénonce également ce qu'il qualifie « d'hypocrisie politique » du Hezbollah au Liban. Et même s'il reconnaît que le Hamas a été élu démocratiquement en Palestine, il promet que le gouvernement américain ne leur versera plus jamais un sou.Un dialogue de sourds s'est rapidement imposé dans les conférences tenues entre les responsables américains et les représentants des médias arabes. Les dissensions étaient telles que lorsque les Américains pensent que les Arabes ne s'autocritiquent pas assez, les Arabes, eux, s'insurgent du fait que les Américains leur collent une image stéréotypée. Entre les responsables américains et le reste du monde, il y a indiscutablement un océan d'incompréhensions...Comment en est-on arrivés là ? Des analystes américains - qui ne souhaitent pas être cités - expliquent que l'Amérique guerrière doit son apparition à une grande méconnaissance du monde extérieur. Très peu d'Américains voyagent hors des Etats-Unis. Seulement 70% d'entre eux possèdent un passeport. En fait, ils n'en voient même pas l'utilité. « Les Américains sont réputés pour leur ignorance du monde. Leurs seules préoccupations sont le sport et la météo », nous explique-t-on.L'Algérien qui visite les Etats-Unis pour la première fois aura cependant de bonnes raisons d'être vexé. En visitant les USA, il aura l'impression d'explorer sa propre mémoire. Chaque rue, une église, un immeuble lui rappellera une scène de cinéma, une série télévisée ou une célèbre photo. C'est là qu'on se rend compte à quel point la culture américaine est implantée dans notre pays. Mais imaginez la déception lorsqu'on vous demande si l'Algérie est située en Asie du Sud, si elle fait partie de l'Alliance atlantique ou, pis encore, si c'est une ville marocaine ! Ces milliers d'Algériens qui s'habillent américain, mangent américain et parfois même pensent américain sont, outre-Atlantique, d'illustres inconnus ! De nombreux diplomates s'inquiètent de cette méconnaissance des Américains du monde extérieur. « Même le Congrès n'a pas accès aux rapports des ambassades américaines à l'étranger. Ils tiennent toutes leurs connaissances des médias. Or, les journaux n'accordent pas la priorité au Moyen-Orient », soupire un ancien ambassadeur. Résultat : beaucoup d'Américains sont encore persuadés de l'existence d'une connexion entre le dictateur déchu Saddam Hussein et Al Qaîda. Le manque d'images de la guerre en Irak est tel que les Américains ne se rendent pas compte de la violence qui y règne. Beaucoup d'entre eux expriment leur indignation quant à l'augmentation des taxes suite à l'invasion en Irak, ignorant que des bombes explosent chaque jour à Baghdad. « Les médias ne couvrent pas assez la guerre, c'est la raison pour laquelle les Américains n'y comprennent goutte », soulignent des analystes politiques. « Regardez cette image » L'électrochoc du 11 septembre a, par ailleurs, provoqué une sorte de diabolisation des musulmans. Une Américaine rencontrée à Syracuse (dans l'Etat de New York) nous a raconté la réaction de l'un de ses compatriotes après qu'elle lui eut confié qu'elle comptait visiter un pays arabe. « What, vous parlez à des musulmans ? Vous devriez faire attention. Vous ne pouvez pas savoir ce que ces gens sont capables de faire », lui aurait-il répondu. Mais que l'on se rassure, les Arabes ne sont pas seuls dans le collimateur américain. Selon un célèbre commentateur de Fox News, qui a donné une conférence aux journalistes étrangers, l'Administration Bush s'inquiète de l'émergence des pays asiatiques, craignant, nous dit-il, de voir l'importante communauté musulmane qui s'y trouve se tourner vers l'organisation de Ben Laden. L'Arabie Saoudite est également en ligne de mire à cause, souligne-t-il, des soupçons de financements des organisations terroristes qui pèsent sur le royaume wahhabite. L'affaire de la Syrie a, quant à elle, une impression de déjà vu. Un bégaiement de l'histoire. L'on soupçonne, en effet, le gouvernement de Bachar Al Assad de posséder des armes de destruction massive... Les Etats-Unis craignent également la Corée du Nord, la Somalie, le Kenya... Bref, la liste des éventuelles cibles de l'Administration Bush semble presque aussi longue que le nombre de définitions du terrorisme aux Etats-Unis (près de 200 définitions). Les responsables du département d'Etat et les analystes politiques s'accordent cependant à dire que le gouvernement américain avait d'excellentes intentions avant d'envahir l'Irak et l'Afghanistan.Le commentateur de Fox News achève son intervention sur ces mots : « Regardez cette image (celle d'une bombe atomique, ndlr), nous dit-il sur un ton hollywoodien. Ceci risque d'arriver et les Etats-Unis doivent faire tout ce qui est en son pouvoir pour éviter ce drame. Nous avons la responsabilité de protéger ce monde. » Seul problème : cette image, nous la connaissions déjà, il s'agissait d'une bombe atomique... américaine. Cependant, même si la crainte d'un attentat islamiste est grandissante, de grands titres américains préfèrent mettre en une l'histoire de l'éléphant mort au zoo - dans des conditions mystérieuses, dit-on - et les chaînes de télévision choisissent de mettre en exergue l'affaire des trafics de chiens à la frontière mexicaine. Il n'y a, en revanche, pas un mot sur les attentats commis en Irak. L'on pourrait peut-être déceler, par là, le secret de l'excellente forme des Américains : en plus des séances quotidiennes de jogging, ce peuple ne connaît presque rien des tragédies du monde extérieur.