Le déraillement de dix wagons-citernes accompagné d'un déversement de 580 000 litres de gasoil, survenu jeudi dernier à 36 km au sud-est de Skikda, continue de susciter les pires craintes d'une pollution par les hydrocarbures. Les autorités répètent qu'il n'y a aucun risque, mais l'accumulation d'incidents depuis plusieurs années inquiète les écologistes. Le lieu de l'incident échappe aux regards entre Ras El Ma et Zaouïa, au sud de la RN03 qui relie Skikda et Constantine à la wilaya de Annaba. Pour y parvenir, il faut slalomer entre quelques parcelles cultivées et une immense terre aride et asséchée. Un champ de pastèques, un autre de melons en plein état de pourrissement, deux retenues collinaires carrément à sec et un océan de mauvaises herbes laminé par la chaleur. Là, les immenses citernes éventrées du train gisent toujours près des rails comme pour témoigner de l'importance du choc causé par le déraillement. L'odeur du mazout est insoutenable. La terre encore imbibée des 580 000 litres de gasoil qui s'étaient déversés est jonchée de débris des rails arrachés du sol, et d'autres pièces mécaniques du convoi. La voie ferrée a finalement été remise en service. C'est l'une des plus stratégiques dans le transport ferroviaire en assurant à elle seule la desserte voyageurs Alger-Annaba et tout le trafic d'hydrocarbures et d'autres marchandises. Ce matin-là, un train d'hydrocarbures de 18 wagons emprunte, à une vitesse ne dépassant pas les 5 km/h, la même voie, comme pour nous rassurer. Y a-t-il un risque d'incendie ? «Non, aucun risque. C'est du mazout, vous n'avez rien à craindre», répond mollement un cheminot dépêché de la wilaya de Annaba pour surveiller les lieux car les tonnes de ferraille qui jonchent le sol risquent d'attirer la convoitise de certains «ramasseurs de fer». Absorption Les traces du gasoil restent encore visibles. Sur une vingtaine de mètres en aval des rails, la terre est teintée d'une fine et glissante couche brunâtre. «Une partie (des 580 000 litres déversés) s'est évaporée et le reste a été absorbé par le sol», explique machinalement un autre cheminot avec un petit brin d'étonnement. «Le lieu du sinistre se situe dans une cuvette, ce qui minimise toute éventuelle propagation du liquide déversé. D'ailleurs, le jour de l'accident, nous avons réussi à en récupérer quelque 30 000 litres», veut rassurer Zohir Kendi, directeur de l'antenne Naftal de Skikda. Il ajoute qu'une commission HSE a été dépêchée d'Alger pour faire un constat au sujet d'une éventuelle contamination. «Je peux déjà vous affirmer qu'il n'existe aucun puits en aval. Le seul qu'on a relevé se trouve en amont, ce qui écarte, à mon sens, tout risque de contamination des eaux», affirme-t-il. Pourtant, le sol asséché et fendillé constitue un véritable buvard qui a certainement facilité l'absorption du gasoil déversé. Y a-t-il alors un risque potentiel sur la nappe phréatique ? Le directeur de l'environnement de la wilaya de Skikda refuse de répondre. «Le propriétaire d'une partie des terres limitrophes est venu nous voir et n'a présenté aucune réclamation», tient à préciser le directeur des mines et de l'industrie (DMI). Pour lui, le déversement du gasoil s'est limité au périmètre de servitude faisant partie du domaine public. Il affirme qu'une délégation de l'Autorité de régulation des hydrocarbures (ARH) s'est déplacée à Skikda pour constater de visu les dégâts occasionnés et surtout pour décider des mesures de décontamination du site. «Il reste maintenant à remettre le site en son état initial en engageant des actions devant permettre de nettoyer les lieux et enlever surtout la couche de terre souillée sur une profondeur qui sera déterminée à la base du degré de contamination. Cette tâche incombe à la Société de transport des produits énergétiques (STPE), qui est une filiale Sonatrach-chemins de fer. Elle doit impérativement prendre en charge ce travail, car les textes l'y obligent», conclut-il. Contamination L'opération de décontamination semble timidement entamée. «Les choses devraient s'accélérer dans les jours à venir», laisse-t-on comprendre. Quand ? Une fois que les responsables de l'ARH dépêchés d'Alger auront remis leurs conclusions. «Il y a plusieurs questions à se poser, résume Mekki Azzouz du Laboratoire de pollution marine de l'ENSSMAL. Le gasoil s'évapore difficilement. Il sera absorbé plus rapidement par un sol calcaire que par un sol argileux. Il faut donc connaître la nature du sol et la profondeur à laquelle se trouve la nappe phréatique.» Le scientifique affirme par ailleurs que même si les autorités parviennent à récupérer la plus grande partie du gasoil et à traiter la terre pour la dépolluer, ce type d'opération laisse toujours 10% de la quantité totale déversée imprégnée dans la nature. «Ce qu'il faut de toute façon, souffle-t-il, c'est laisser un laboratoire indépendant faire des prélèvements pour savoir jusqu'où le gasoil s'est infiltré. Cela évitera les controverses.» Menaces Si les réponses officielles mettent en colère les défenseurs de l'environnement de la région, c'est parce que même infime, une pollution reste une pollution. Dans la mer, il suffit de 100 microgrammes d'hydrocarbures par litre d'eau pour altérer la photosynthèse des plantes aquatiques, ce qui aura, à terme, des conséquences sur la faune. Dans l'air, si la teneur en particules fines augmente de 5 microgramme par m3, le taux de cancer du poumon peut augmenter de 18%. Mais les autorités semblent surtout oublier les conséquences importantes des diverses pollutions sur la santé humaine. Alors que les accidents et les pollutions sont récurrents depuis l'installation de la centrale pétrochimique, les associations affirment que le nombre d'habitants atteints de cancer est en augmentation. Si le lien est fait entre les deux phénomènes, c'est parce que certains hydrocarbures, à l'image du benzène, sont cancérigènes. Les substances toxiques présentes dans l'environnement finissent indéniablement par atteindre les êtres humains. «Cela fait 18 mois que nous constatons une augmentation brutale du nombre de cancéreux. D'un seul coup, on a découvert des enfants leucémiques, des jeunes adolescents atteints de cancer des poumons ou du cerveau à des stades graves. En clair, il y a plus de malades, touchés par des cancers plus graves », déclare Noura Kebbab, présidente de l'association Russicada de lutte contre le cancer à Skikda.