«Le monde n'est pas divisé en deux, la frontière entre censeurs et libertaires est fluctuante, les censeurs sont parmi nous, voire en chacun de nous.» Dans une communication présentée à Saint-Malo, lors du Festival international du livre et du film «Etonnants voyageurs», Boualem Sansal explique la censure et efface quelque peu l'idée qu'on a de cette pratique abjecte. «Le monde n'est pas divisé en deux, la frontière entre censeurs et libertaires est fluctuante, les censeurs sont parmi nous, voire en chacun de nous ; nous savons tous, aussi, que la liberté d'expression et sa défense sont parfois une couverture commode pour ceux qui, en réalité, veulent imposer à la société leur vérité et leur propre censure. C'est la démarche des extrémistes, ils dénoncent la censure pour installer la leur, tels les islamistes, derniers venus sur la scène du double jeu, un Tariq Ramadan est le meilleur défenseur de la démocratie et de la liberté d'expression sur la place de Paris, de Londres et de Genève, il faut le reconnaître, même si nous savons que son idée cachée est de propager l'islamisme, l'ennemi juré de la démocratie.» Cependant, pour les défenseurs acharnés de la liberté d'expression, l'auteur du Village de l'Allemand estime que ces derniers «ont pu en certaines circonstances cautionner et même réclamer des limitations à la liberté d'expression. C'est, par exemple, ce que fait la loi Gayssot qui a créé le délit de contestation de crimes contre l'humanité, mais en l'occurrence son inspiration est positive, elle interdit non pour attenter à la liberté d'expression, est-il dit dans l'exposé des motifs, mais pour faire barrage à l'antisémitisme virulent du Front national et aux militants du négationnisme de la Shoah, comme Robert Faurisson et compagnie. Depuis, ils ont été rejoints et dépassés par les islamistes, ce qui montre qu'une loi ne vaut que par les moyens que l'on met en oeuvre pour l'appliquer et, en l'occurrence, les moyens sont plutôt dérisoires. C'est un fait avéré, une loi qui n'est pas appliquée accélère la dérive, elle devient une invitation à commettre le délit qu'elle est censée empêcher et sanctionner le cas échéant». Le silence est-il une forme de liberté ? Demeurer muet pour un intellectuel est-il une forme de liberté ? Sansal souligne : «Dans un contexte de démocratie, la difficulté pour les écrivains engagés dans la défense de la liberté d'expression est double. Un, il est difficile pour eux de dénoncer la censure puisqu'il s'agit de décisions de justice, prises sur la base d'une loi, contre lesquelles il est toujours possible au demeurant de faire appel auprès d'une autre juridiction. Deuxièmement, les amalgames dans la société sont tels que toute dénonciation d'une censure peut être considérée comme une prise de position en faveur de la cause qui est à l'origine de la plainte, elle-même justiciable d'une action en justice. Lorsque Charlie Hebdo a publié les caricatures de Mahomet en soutien au journal danois Jyllands-Posten, menacé par les islamistes, beaucoup l'ont attaqué pour islamophobie, blasphème, racisme, que sais-je encore. Le fait est là, le défenseur de la liberté se retrouve presque toujours sur le banc des accusés et le censeur se voit justifié dans sa position. C'est un cercle vicieux…» Et de s'attaquer sereinement et avec audace à ce qu'on appelle des tabous : «Partout, on entend dire avec désespoir : on ne peut rien dire sur ceci ou cela, sur les homosexuels, sur les juifs ou Israël, sur les musulmans ou l'islam, sur l'insécurité et les banlieues. La censure s'est à ce point diffusée dans la société démocratique que s'exprimer n'attire que critiques et réprobations, voire voie de fait et procès. Le silence est devenu paradoxalement une forme de liberté. Ne rien dire, c'est tout dire, mais, par défaut, c'est aussi se condamner à ne pas agir, alors que la lutte pour la liberté est d'abord un engagement concret.» Pour le lauréat du prix de la francophonie qu'il recevra en décembre prochain, les questions qu'il serait bon d'examiner sont celles-ci : «comment combattre la censure, comment délégitimer ses arguments et comment convaincre la société que les excès de la liberté seront toujours moins graves que les dérives de la censure ?».