Le procès de l'affaire du naufrage du Béchar s'est poursuivi, hier au tribunal criminel d'Alger avec l'audition des témoins, et des deux seuls rescapés de la catastrophe, du 13 novembre 2004 au port d'Alger. Le témoignage de ces deux jeunes a ému la salle plongée dans un silence funèbre tant les récits étaient poignants. Le premier, Allouche, agent d'hygiène n'arrivait pas à retenir ses larmes, ni les tremblements qui affectaient ses mains. « Nous étions 18 sur le navire Béchar la matinée du 13 novembre. Des rumeurs faisaient état de la préparation du navire à manœuvrer. Entre 15h et 16h, l'alarme a été donnée et nous sommes tous montés sur la passerelle et avons mis nos gilets de sauvetage parce que le navire allait heurter les rochers. Il y a eu un choc très fort, mais les machines fonctionnaient. Subitement les contacts radio étaient coupés. Seul Zitouni avait un téléphone portable et était en liaison avec l'extérieur. Ils lui disaient que l'hélicoptère de sauvetage allait arriver, mais entre temps le bateau coulait. Nous voyions les remorqueurs s'approcher de nous puis repartir. Zitouni a été le premier à être pris par la vague. Il était encore en vie, il luttait contre les eaux, mais nous ne pouvions rien faire. L'eau ne faisait que monter jusqu'à le noyer. Les vagues happaient les marins un à un jusqu'à ne laisser qu'un groupe de cinq. » A peine le rescapé a-t-il commencé à citer les noms que les mères des défunts prises de sanglots ont provoqué une forte émotion dans la salle. La présidente a demandé à Allouche de poursuivre. « La dernière vague était tellement forte qu'elle nous a projetés les cinq vers la mer. Je ne pouvais pas me laisser mourir, je suis croyant et je sais que c'est haram (péché). J'ai supporté, en me disant qu'il ne fallait pas que je prenne l'eau. Les vagues m'ont poussé vers les rochers et je commençais à somnoler, ce qui était un signe de l'hypothermie. Je ne sais pas comment, je me suis ressaisi et j'ai nagé jusqu'à Caroubier. J'ai escaladé les rochers, puis traversé l'autoroute pour rejoindre la station d'essence.. » Rezouk Boubekeur, deuxième rescapé, était serveur des officiers à bord du Béchar. Il a révélé au tribunal qu'à 16 h, le commandant a réuni tout le monde à la passerelle et était en train de lancer des SOS par la VHF. Il a affirmé avoir été projeté par la vague en dehors du bateau et n'a eu son salut que grâce à Dieu. Durant la matinée, le tribunal a entendu huit témoins qui ont plus ou moins apporté quelques réponses aux interrogations qui pèsent sur cette grave tragédie. L'ancien commandant du Béchar, Lakel Omar, est revenu pour être interrogé par la défense, qui a voulu le déstabiliser dans le but de rendre son témoignage moins pesant sur le cours du procès. Il n'a cessé d'affirmer que l'équipage désigné par l'armateur, en l'occurrence la Cnan, n'était pas qualifié pour faire face à une situation d'urgence. Il a également noté que la rade est le prolongement du port et reste sous la responsabilité de la capitainerie. A la question de savoir qui est responsable du sauvetage, le témoin a répondu qu'il s'agit d'une opération à plusieurs intervenants. Avant de quitter la salle, Lakel a tenu à informer le tribunal de l'agression et des menaces dont il aurait fait l'objet de la part de la famille d'un des accusés, en précisant que si l'incident se reproduit, il sera obligé de déposer plainte. Appelé à la barre, le commandant du remorqueur Sidi Abderrahmane, Kaced Khaled, a expliqué être passé à bord de son navire entre le Batna et le Béchar à 14h30 en allant porter assistance au Sitrader, un bateau étranger. « Aucun des deux navires n'a manifesté son besoin d'assistance. Lorsque je suis rentré à 17h30 à la station, mon officier m'a appelé pour me parler du SOS du Béchar. J'ai repris la mer, mais mon graisseur m'a appris que le chef mécanicien du remorqueur n'était pas à bord. Comme le Benboulaïd était à côté, j'ai demandé à son chef mécanicien de venir. Il a sauté et il a perdu ses deux jambes. Au lieu de continuer j'ai rebroussé chemin pour l'évacuer. » Vers 17h50 a-t-il poursuivi, le remorqueur est revenu sur le Béchar. « J'ai appelé la capitainerie et je leur ai dit qu'il nous était impossible de continuer, les vagues étaient trop importantes. Il fallait des hélicoptères pour sauver l'équipage que je voyais sur la passerelle ». Interrogé sur l'absence du chef mécanicien, le commandant a répondu que normalement, il ne devait pas quitter le navire tant qu'il est en marche. Il a aussi noté que les remorqueurs n'étaient pas puissants pour aider le Béchar à sortir lorsque les vagues étaient fortes. « Mais si le commandant avait formulé sa demande d'aide à 14h30, nous aurions pu le tirer de là, tout comme si l'hélicoptère était arrivé à temps, aurait pu sauver les marins. » Le chef mécanicien du Béchar, Mohamed Messaoudi, a affirmé que deux groupes électrogènes sur les trois étaient fonctionnels. « Les rapports mensuels sur l'état du navire étaient remis aux responsables de la compagnie. Nous préparions chaque semaine le navire en faisant marcher ses machines pour un éventuel départ vers le chantier de réparation. » Sur les conditions de vie, le mécanicien a reconnu que dans les ports du monde entier existe une berge d'approvisionnement en vivres et en eau, ce qui n'est pas le cas en Algérie, où l'armateur dépend des navettes de Naschco pour les remorqueurs. « Nous avions rationalisé l'eau et les vivres et nous utilisions l'eau des ballasts pour la cuisine. Le défunt libérait les marins pour pouvoir gérer les provisions et éviter les tensions. » « C'était trop tard » L'officier du port d'Alger, Youcef Lamani, qui exerce au bureau des mouvements des navires, a reconnu avoir reçu le bulletin spécial de la météo à 9h, durant la journée du 13 novembre qu'il a répercuté à tous les navires, afin que soit ils renforcent leurs amarres, soit ils quittent le port. « Les premiers ce sont le Béchar, le Batna et le Benghazi, parce que cela fait longtemps qu'ils étaient en rade. La première demande nous est venue du Strader qui avait un moteur à l'arrêt, vers 16h le Benghazi nous a appelés pour nous dire que le Béchar est en train de dévier vers lui. Je lui a demandé de s'éloigner, mais je n'ai pu prendre contact avec le Béchar. Pourtant, à 17h, il y avait une bonne communication avec le commandant. Il m'a pas dit qu'il ne pouvait pas lever l'encre et qu'il essayait de maintenir le bateau par les manœuvres de machine. Il m'a demandé un remorqueur. Il y avait à côté le Ben Boulaïd et le Issers, mais ils sont revenus parce que n'ayant pas les capacités de l'assister. Le Sidi Abderrahmane, plus puissant, est parti à leur secours, mais en cours de route, le commandant du remorqueur m'appelle pour demander des ambulances vu l'accident qui a eu lieu. On est restés en contact avec le Béchar jusqu'à 18h. A partir de là, le commandant du Béchar ne demandait plus de remorqueurs, mais des hélicoptères. Il savait que c'était trop tard. J'ai appelé tous les responsables. J'attendais que ces derniers m'annoncent quelque chose qui pourrait redonner espoir à l'équipage ». Des propos qui ont poussé la présidente à lancer : « Je n'arrive toujours pas à comprendre comment en 2006, un bateau puisse couler au nord d'Alger, et à son bord tout un équipage. » Le témoin lui a répondu : « Notre mission est d'aider et d'assister les navires à entrer et à sortir du port, et non pas à les sauver. » L'officier a reconnu avoir vu, de la capitainerie, le Béchar chavirer vers la jetée, mais « nous pensions qu'il allait se ressaisir d'autant que le commandant n'a rien signalé ». La juge lui a alors demandé : « Vous saviez que c'était dangereux ? » Le témoin n'a pas donné de réponse. L'actuel PDG de la Cnan, Ali Boumbar, a également fait état de la situation qui a laissé les navires en rade, mais aussi des circonstances de la tragédie. Il a révélé que, ce jour-là, il était à bord du Millénium Express, de retour de Marseille, et est passé entre le Béchar et le Batna vers 15h, sans qu'aucune remarque ou incident ne soit signalées. Pour lui, les machines fonctionnaient puisqu'il y avait de la fumée qui sortait des cheminées et les chaînes tendues. Ce n'est qu'à 17h qu'un de ses collègues l'a informé de la dérive du Béchar vers la jetée. Il a expliqué que la procédure de vente des navires prenait beaucoup de temps, et que le port les a sommés de quitter l'enceinte pour se mettre au mouillage. Il a déclaré au tribunal que les assurances se sont rétractées de payer l'armateur du fait des écrits parus sur les journaux et impliquant la compagnie dans le sinistre. L'ex-directeur d'armement, Mahkouf Abdelwahab, a nié l'existence de mauvaises conditions de vie sur les navires, expliquant qu'à chaque fois, le commandant introduit une demande d'approvisionnement. « Il y a de tout, du riz, de la viande, de l'espadon, de la crevette royale, des fromages, des yaourts... Ils ont tout, sauf si ces provisions partent ailleurs. Moi, j'ai des factures qui prouvent le contraire », a-t-il lancé, devant les regards étonnés des marins. L'un d'eux a même fait la réflexion : « Les crevettes nous les pêchons à l'arrière du navire. » L'ancien directeur général de l'Epal, Ali Farah, a, pour sa part, défendu son entreprise en révélant qu'elle a eu à éviter une catastrophe plus grave que le naufrage ce jour-là. « Il y avait quatre navires alignés, un rempli d'essence, l'autre de gaz, de fuel et de marchandises. Celui qui contenait du gaz a chaviré et allait percuter le navire de fuel. Si les remorqueurs ne sont pas intervenus, Tout-Belcourt aurait pris feu. C'est vous dire dans quelles conditions les unités ont travaillé en ce jour de tempête, jamais vécue auparavant. A la question de savoir pourquoi avoir mis en demeure le Béchar et le Batna pour qu'ils quittent le port dans leur situation, Ali Farah a laissé insinuer que les commandants auraient pu refuser de partir, comme cela a été le cas d'un navire étranger resté six mois au port, sous prétexte que ses certificats avaient expiré. et que sa sortie du port était un danger. « Même avec les gardes-côtes, je n'aurais pas pu les faire sortir », a-t-il noté. L'ancien commandant du Batna, Mokhtar Chaâbani, a laissé perplexe la salle. Il a fait part des graves défaillances techniques constatées sur le navire, mais également des pratiques au sein de la compagnie. « J'ai été désigné à bord du Batna parce que je ne sers personne et je n'offre pas de cadeaux comme il est de coutume. J'ai écrit à tous les responsables, en vain. » Pour lui, le commandant du Batna a voulu faire marcher les machines, mais elles ne répondaient pas. « Il aurait subi le même sort que le Béchar où les vagues l'avaient poussé du côté de la jetée ».- A la question de savoir pourquoi il a accepté un tel navire, il a répondu : « Je n'avais pas le choix. Si je refuse je tombe sous le coup du code maritime et c'est la prison. J'ai préféré la maladie. C'est une fois à bord que j'ai eu connaissance de la situation. Aujourd'hui, le procès se poursuivra avec le réquisitoire, les plaidoiries et peut-être le verdict.