Le procès de la Cnan, relatif au naufrage du navire le Béchar, survenu en novembre 2004, sera à nouveau examiné demain, jeudi 11 mars, par le tribunal criminel de la cour d'Alger. En première instance, en mai 2006, le P-DG de la compagnie nationale, ainsi que quatre collaborateurs avaient été condamnés à la lourde peine de 15 ans de prison ferme. Un verdict qui avait suscité de nombreuses protestations, au niveau national et international. Maintenant que la Cour suprême a rendu un arrêt renvoyant l'affaire devant le tribunal criminel après avoir statué sur le pourvoi en cassation introduit par la défense, beaucoup espèrent que le “voile” entretenu tout au long de l'instruction, et surtout du procès, va enfin être levé. Ainsi, les cinq condamnés, et après plus de cinq ans d'incarcération, vont se retrouver devant la barre dans un procès qui suscitera certainement beaucoup d'attention, surtout que la défense a promis des “révélations”. Tout a commencé lors de la fameuse nuit du 13 au 14 novembre 2004, la veille de l'Aïd el-Fitr. Une tempête avait alors frappé la baie d'Alger. Le navire le Béchar, en rade, émet un SOS dès 16 heures. À 23h30, il sombre et l'équipage disparaît, à l'exception de deux rescapés. Durant ces heures, le centre national des opérations de sauvetage (organisme regroupant plusieurs structures étatiques) a été incapable de dépêcher des secours. Ce n'est que vers 01h30 du matin, soit 9 heures après la première alerte, qu'une demande d'aide aux autorités espagnoles a été faite. L'hélicoptère espagnol est arrivé deux heures plus tard, mais c'était déjà trop tard, car il n'y avait plus personne à sauver. Après, les évènements se son accélérés, avec à la clé la condamnation des cadres de la Cnan. Plusieurs dysfonctionnements avaient été signalés, mais, vraisemblablement, les leçons n'ont pas été retenues. Ce qui s'est passé en décembre 2009 en est la meilleure illustration. La “réplique” de Ténès Un navire de marchandises battant pavillon togolais a percuté, dans la nuit du 14 au 15 décembre dernier, aux environs de 5h du matin, un mur de protection du port de Ténès. C'était dû à une violente tempête qui avait secoué la région. Le bilan est macabre : deux morts, six disparus et un blessé parmi les membres de l'équipage qui renferme différentes nationalités. La presse avait relaté les détails du naufrage, surtout après le témoignage du seul survivant, un Egyptien en l'occurrence. Il a été indiqué que l'équipage avait émis un appel de détresse pour une assistance d'urgence, vers minuit. Aucun secours n'est venu, et cinq heures plus tard, le navire, qui était en rade, se détachait et percutait violemment un mur de protection longeant le quai. Deux semaines après, les entreprises portuaires d'Alger, d'Arzew et de Skikda signaient avec la société émiratie, Grandweld Dubaï, des contrats d'acquisition de trois remorqueurs de haute mer destinés aux opérations de recherche et de sauvetage. Coïncidence ! Le montant des contrats dépasse les quatre-vingts millions d'euros. Les remorqueurs en question, comme indiqué par l'APS, sont d'une puissance de traction de cent trente tonnes, destinés à la couverture de l'ensemble de la côte algérienne dans le cadre du service national de recherche et sauvetage maritimes. Deux situations quasiment identiques. Si l'on devait rechercher le point de fracture, il se trouverait presque uniquement dans la “qualité” du navire. Celui qui a coulé à Ténès battait pavillon togolais, par contre le Béchar était algérien. Aussi, en 2004, l'acquisition de remorqueurs pour les opérations de sauvetage était classée comme “urgence” pour éviter de revivre les mêmes drames. Si l'Algérie en avait à l'époque, les deux drames auraient été sans aucun doute évités. Il a fallu attendre un autre naufrage, et d'autres victimes, pour “bouger” ! Il suffit de se fier à l'une des nombreuses références pour s'en convaincre. Il est ainsi précisé, dans Les lieux de refuge, de Stéphane Rivier, spécialiste en droit maritime et des transports, que “de même que l'on dit de la guerre qu'elle est un accélérateur de l'histoire, on pourrait dire, notamment en matière maritime, que la catastrophe est un accélérateur de la prise de conscience et de la législation”. L'accélération n'a concerné dans cette affaire que la condamnation du P-DG et ses collaborateurs. L'autre point de fracture entre les deux évènements est intervenu en aval aux évènements. Aucune personne, ni institution n'a été pointée du doigt pour la plus récente des deux tragédies. Par contre, pour l'affaire du Béchar, ce sont cinq personnes qui sont condamnées à rester derrière les barreaux pour quinze ans, en leur faisant jouer le rôle de parfaits boucs émissaires. Sacrifiés sur l'autel de considérations, qui, de l'avis de tous les experts, n'avaient aucune relation avec les juridictions maritimes, cet aspect, qui devait être la base des accusations, a été pourtant bien occulté lors du procès. L'article 479 en question La base sur laquelle l'accusation a été axée pour condamner les cinq cadres de la Cnan est l'article 479 du code maritime. Il y est stipulé : “Tout commandant qui prend la mer ou tente de prendre la mer avec un navire insuffisamment armé et tout armateur, qui met à la disposition d'un commandant un tel navire sont susceptibles de sanctions. Si de ce fait, il y a mort d'homme et perte de navires, et si l'événement était prévisible, la sanction pourrait être la détention maritime.” Là commence les ambiguïtés du procès. Le statut d'armateur, la nature de la navigation, l'armement insuffisant, l'aspect relationnel de certains paramètres et la prévisibilité sont des points sur lesquels des experts maritimes interrogés par Liberté se sont penchés. Leurs conclusions sont édifiantes. Les cadres de la Cnan sont-ils des armateurs ? Les textes du code maritime “disent” non. Il y est indiqué que l'armateur est “la personne morale ou physique qui exploite à titre de propriétaire ou de locataire un ou plusieurs navires”. Or, le propriétaire et l'exploitant du navire est la Cnan en tant que personne morale. C'est à ce nom que sont enregistrés tous les bateaux lui appartenant, et les cadres de la compagnie, y compris le P-DG sont des employés. Le Béchar prenait-il la mer ? Non. Le navire était immobilisé en rade dans le port d'Alger depuis plus de 10 mois, sans quitter sa place et en attendant son entrée en chantier naval de l'Erenav (Entreprise de réparation navale). Malgré cela, un “amalgame” a été entretenu entre “prendre la mer” et “être en mer”. La situation est pourtant claire dans le monde de la marine. “Prendre la mer”, c'est naviguer et signifie se déplacer d'un port à un autre, ce qui n'était pas le cas du navire. Le Béchar était-il insuffisamment armé ? Les experts sont unanimes à dire qu'il n'existe aucune norme officielle en ce qui concerne l'armement des bateaux en arrêt. Autre détail important, le bateau avait reçu la visite des gardes-côtes, environ un mois avant le drame, et aucune note pour faire accoster le navire dans un quai du port n'a été établie. Existe-il un lien de cause à effet entre l'état du navire, son naufrage et la mort d'homme ? Une question primordiale à laquelle l'enquête diligentée par le ministère des Transports avait répondu positivement sans donner de détails. Pourtant, il s'agit de l'un des “nœuds” de l'accusation. Dans l'application de l'article 479, il y est clairement fait état qu'il devait y avoir un lien de cause à effet entre l'état d'un navire, d'une part, et son naufrage, d'autre part. À aucun moment du procès il n'a été établi quels sont les organes défaillants qui ont amené le bateau à couler et pour quelles raisons. Le naufrage était-il prémédité ? En se fiant aux dispositions de l'article 479, et aux faits, la réponse est non. Pour son application, “l'événement doit être prévisible”, et à aucun moment du procès, ni avant d'ailleurs, il n'a été question d'une quelconque préméditation de la part des accusés. Et si le coupable était la… nature ! À ces interrogations, il faut y ajouter bien d'autres auxquelles le procès de demain devrait répondre. Et elles sont nombreuses. Parmi lesquelles on peut citer : pourquoi aucune enquête technique et nautique n'a été réalisée par des experts maritimes ? Certes, deux enquêtes ont été menées par la Gendarmerie nationale et le ministère des Transports, mais elles étaient beaucoup plus administratives que techniques. Aucune d'elles n'a répondu à la plus fondamentale des questions : quelle est la cause réelle du naufrage ? Elles n'ont pas, non plus, apporté la moindre preuve sur la culpabilité des cadres de la compagnie nationale. Mieux encore, l'enquête du ministère des Transports faisait pourtant état dans son document “du bon suivi du bateau Béchar par la Cnan” ! Cependant, un élément semble être totalement omis. Le cas de force majeure. Un paramètre pourtant inclus dans le droit maritime. Il faut mentionner que la vitesse des vents lors de la violente tempête du 13 novembre 2004 avait atteint les 100 km/h (à Ténès, il était question de 80 km/h). Et si le coupable n'était autre que la nature ! Demain, les regards seront braqués vers le tribunal criminel d'Alger. Que justice soit rendue !