Le ministère public a tenu à rappeler les circonstances de la tragédie et les conditions de vie des marins ainsi que l'état des navires. Il a exprimé son regret de constater que dans cette affaire, il n'y a pas eu de solidarité avec les familles des 16 victimes ni du syndicat de la compagnie ni de leurs collègues. « Je m'attendais à ce qu'il y ait aujourd'hui une armée d'avocats constituée par les proches et collègues des victimes pour assurer la défense de la partie civile et exiger la vérité sur leur sort. Malheureusement, c'est une jeune avocate qui s'est constituée spontanément et seule pour assurer leur défense de leur droit. » Le représentant du ministère public a relu devant l'assistance les minutes de la tragédie, pour montrer qu'entre 16h30 et 20h, les victimes attendaient à bord du Béchar des secours qui ne sont jamais arrivés, précisant au passage que les 16 membres d'équipage seraient aujourd'hui en vie si leurs appels avaient été pris au sérieux. Il a affirmé, en outre, que le code maritime interdit formellement l'utilisation de navires si ces derniers n'ont pas leur certificat ou sont dépourvus de leur équipement. Pour toutes ces raisons, il a requis la perpétuité pour Ali Koudil, PDG de la Cnan, Amour Mohand Amokrane, directeur technique et de l'armement, Debah Mustapha, directeur de l'armement, Ikhadalen Kamel, directeur technique, et Zaoui Salah, inspecteur technique. NOMBREUSES INTERROGATIONS Une peine de 5 ans de prison ferme a été requise contre 14 accusés, alors qu'une autre de 2 ans de prison ferme avec mandat de dépôt à l'audience a été requise contre Mahgoun et Sidi Dris. Avant lui, le tribunal criminel a entendu la plaidoirie de maître Bechar, avocate de la partie civile, qui a ému l'audience par son intervention, notamment lorsqu'elle est revenue sur les témoignages poignants des deux seuls rescapés, mais également sur les derniers propos du commandant du Béchar à la capitainerie. « Après avoir attendu des heures des secours qui n'arrivaient pas, le commandant a déclaré à ses responsables : Nouakal alikoum Rabi (Que Dieu vous punisse), à trois reprises. ». L'avocate a insisté sur l'état catastrophique des bateaux et l'absence de sauvetage des victimes, impliquant non seulement les responsables de la Cnan, mais également du port et des gardes-côtes. Les deux derniers, faut-il le rappeler, n'ont pas été cités à comparaître, ce qui a suscité de nombreuses interrogations. « De 16h30 jusqu'à 20h, les SOS étaient sans cesse lancés par le commandant du Béchar, mais les secours ne sont jamais arrivés. Les responsables ont préféré aller manger chez eux en cette journée de Ramadhan et revenir après pour trouver une solution aux 16 marins qui se battaient contre la mort. Mais la mort a fini par les prendre tous, exception pour les deux rescapés qui, peut-être, ont eu la vie sauve grâce à Dieu, juste pour témoigner de ce qui s'est passé cette nuit. » Magistrale était aussi la plaidoirie de maître Aït Larbi, avocat du commandant du navire le Batna, Benhamou, poursuivi pour avoir été absent du navire le jour du drame. Maître Aït Larbi a recentré le débat autour de la responsabilité pénale et administrative en Algérie. Ce qui est pour lui le fond de toute l'affaire du Béchar. « Il y a eu la catastrophe de Bab El Oued, où il y a eu un millier de morts. A-t-on poursuivi un seul wali, un maire ou un seul responsable ? Non. Il y a eu le séisme de Boumerdès, 3500 morts. A-t-on poursuivi les autorités chargées du contrôle de la construction ? Non. Je dirai que le naufrage du Béchar est pire parce que 16 personnes ont péri au port d'Alger, à quelques mètres du Parlement, du Sénat et du Palais du gouvernement, c'est-à-dire sous les regards des plus hauts responsables. Mais dans le box des accusés, il y a le DG de la Cnan et tout l'équipage absent des navires, du commandant à l'agent de l'hygiène. » Maître Aït Larbi a affirmé que les plus hautes autorités n'ont pas voulu aller jusqu'au bout pour situer les responsabilités, estimant que la commission d'enquête administrative a été instituée par le ministère des Transports dans le but de ne pas aller plus loin que la Cnan. « Pas d'enquête parlementaire parce que celle-ci risque d'aller au-delà du matelot ou du DG de la Cnan. » L'avocat a surpris l'assistance en évoquant le sort réservé par la justice aux deux officiers des gardes-côtes cités lors de l'instruction. Contradictions « Ces deux officiers poursuivis pour non-assistance à personne en danger ont bénéficié de l'extinction des poursuites parce qu'ils n'ont pas répondu aux convocations. Aujourd'hui, ils ne sont pas là. Nous apprenons au procès que le parquet a introduit un pourvoi en cassation clandestin puisqu'aucun document le prouvant ne se trouve dans le dossier. Est-ce que les gardes-côtes sont au-dessus de la loi ? » Pour maître Aït Larbi, les responsabilités dans l'affaire du Béchar dépassent les cadres de la Cnan ou les marins absents des navires. Elles engagent les autorités et le gouvernement. « Vous avez entendu le commandant Chaâbani vous dire que les autorités portuaires étrangères lui demandaient à chaque fois s'il y avait l'eau à bord du bateau pour transporter des vaches, sinon elles refusaient de les embarquer à bord. Imaginez ces hommes vivre sans eau un mois de Ramadhan. Il nous a dit aussi que refuser de commander un tel navire a pour conséquence la prison. » Selon lui, le jour où les ministres qui se font insulter en public refuseront leurs postes, « peut-être que les commandants des navires refuseront de piloter des épaves ». Pour toutes ces raisons, maître Aït Larbi a plaidé l'innocence de son mandant. Maîtres Menncer (père et fils), constitués pour Hassaïn Yaâcoub, ont eux aussi plaidé l'innocence, estimant que l'accusé avait quitté le navire Batna sur autorisation du commandant, lequel faisait des rotations pour mieux gérer les vivres et l'eau qui manquaient sérieusement à bord. Maître Meziane, intervenant pour plusieurs accusés poursuivis pour absence irrégulière, a noté que deux de ses mandants ont été jugés et condamnés définitivement pour les mêmes faits pour lesquels ils sont poursuivis par le tribunal criminel. Il a longuement parlé sur l'organisation du port, en insistant sur les contradictions de l'ancien PDG de l'Epal, cité devant le tribunal en tant que témoin. « L'entreprise portuaire est responsable au vu du code maritime de la sécurité des navires », a-t-il noté, en s'interrogeant sur l'absence des personnes chargées du sauvetage en mer à ce procès. Maîtres Abed et Zioui ont plaidé l'innocence de leurs mandants. Maître Hana, constitué d'office pour manque de moyens pour quatre marins poursuivis pour avoir quitté le navire, a magistralement défendu ses mandants, estimant qu'ils ont tous été autorisés par leur chef et ont quitté l'enceinte portuaire en passant par les postes de contrôle des gardes-côtes sans être inquiétés. Les plaidoiries se sont poursuivies tard dans la journée d'hier et reprendront aujourd'hui avec la défense des accusés détenus, en l'occurrence les cadres de la Cnan, composée de plusieurs avocats. Le verdict sera connu en fin de journée. A signaler que depuis jeudi dernier, une bonne partie du personnel de la Cnan, du PDG jusqu'aux agents et membres du syndicat, n'a pas quitté la salle.