Dans la Turquie du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, le journalisme est devenu une profession à haut risque. Depuis juin, des dizaines de reporters, éditorialistes ou chroniqueurs ont perdu leur emploi, victimes de la répression de la fronde antigouvernementale qui a secoué le pays. Il y a un an à peine, le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), une ONG basée à New York, avait recensé 76 journalistes en détention et qualifié la Turquie de «plus grande prison du monde» pour la presse devant la Chine ou l'Iran. La vague de manifestations qui a visé le chef du gouvernement islamo-conservateur n'a rien arrangé. «La situation est de pire en pire. La peur règne désormais dans de nombreux médias», déplore le responsable du syndicat des journalistes turcs, Ercan Ipekci. Selon lui, au moins 85 journalistes jugés hostiles au pouvoir ont été licenciés ou contraints à la démission depuis les manifestations parties du parc Gezi d'Istanbul le 31 mai dernier. Plusieurs fois interpellé sur le sort de journalistes, le gouvernement nie exercer une quelconque pression contre les médias qui ont montré quelque sympathie pour les frondeurs de juin. Et cependant, les exemples d'intimidation ne manquent pas. Elles viennent d'ailleurs beaucoup de responsables locaux. Loin d'être l'apanage des seules autorités politiques, la menace émane également des propriétaires des médias, pour la plupart des conglomérats industriels dont le chiffre d'affaires est souvent étroitement dépendant des marchés publics. Le plus grand groupe de médias turc, Dogan, s'est ainsi débarrassé du quotidien Milliyet après que le gouvernement lui ait imposé un redressement fiscal record en 2009. Pendant la contestation, de nombreux manifestants ont raillé les médias turcs, coupables à leurs yeux d'avoir délibérément minimisé son importance. Le cas de la chaîne privée CNN Türk, qui a préféré diffuser le 31 mai un documentaire sur les pingouins plutôt que de retransmettre en direct les heurts sur la place Taksim, est devenu l'exemple emblématique. Vice-président honoraire de l'Association des journalistes européens, le Turc Dogan Tilic concède aujourd'hui que la situation désastreuse de la presse en Turquie décrite par les organisations internationales est, malheureusement, «vraie à 100%». «Dans les années 1990, nous parlions des journalistes assassinés en Turquie, se souvient-il. Dans les années 2000, il n'y en a plus, mais des procès et l'autocensure. Au nom de quoi devrait-on s'en satisfaire ?»