Sur tous les visages de ces pères de famille, mères célibataires, enfants en bas âge, visiblement usés, affaiblis, anxieux que nous avions rencontrés au terme de la messe paroissiale célébrée tous les vendredis au centre «Amitié Culture» de Bordj El Kifan, se lisaient quand même la sérénité, un certain bien-être, une joie de vivre. La paroisse constitue pour ces migrants, toutes croyances religieuses, un havre de paix, le seul et unique espace qui leur est ouvert pour s'exprimer librement, se retrouver dans la quiétude et la joie, à l'abri des incursions des services de sécurité. Là où ils ont pu trouver une oreille attentive à leur détresse, où ils sont écoutés, aidés à surmonter un tant soit peu les aléas de la vie en cette terre d'accueil inhospitalière, l'Algérie. Pays, qui, au fil du temps, est devenu une immense salle d'attente. Car attendre, dans des conditions inhumaines, la possibilité de plus en plus illusoire et aléatoire de poursuivre le parcours vers l'Europe, ils en ont pris l'habitude. Comme ils se sont habitués à l'exploitation, au racket et aux traitements dégradants perpétrés à leur encontre par les nôtres, c'est-à-dire ceux qui les hébergent, les emploient et les traquent partout où ils vont même chez eux. Ce «chez eux», il se situe où au juste ? Sévices et omerta à Bordj El Kifan En l'espace de quelques années, l'est de la capitale s'est substitué en lieu de concentration pour ces communautés, contraintes à vivre en autarcie, dans l'enclavement, l'isolement, tels des pestiférés. A Chéraga, Aïn Benian, Bordj El Kiffan, Cosider, Lavage, basse Casbah, Fort de L'eau, ces milliers de migrants, de toutes origines, se retranchent entassés dans des immeubles délabrés, des cités-dortoirs, des hammams, des chambres de vieux hôtels, des garages, des échoppes, des baraques en parpaing, taudis des bidonvilles, des carcasses de villas ou des maisons inachevées. Partout ou presque, les conditions de vie sont extrêmement précaires puisque, en général, il n'y a ni eau, ni électricité ni chauffage. A quel prix les «kahlouch» ou « négro» — c'est ainsi, disent-ils, qu'on les appelle — peuvent-ils se permettre un tel «luxe» ? A 200 DA la chambre d'hôtel, 200 à 400 DA/ mois la place dans un hammam où disposer d'un vieux matelas est une option, 4000 à 6000 DA/mois la baraque. Dans les carcasses de villas et maisons inachevées, leur présence est tolérée par les propriétaires en échange de petits services de gardiennage. Mais, la plupart parlent surtout de «kahwat (café) Chergui» et «Lavage». Car c'est là où est implantée la tristement célèbre «maison de Fatima». «Tristement», car si l'on se fie aux témoignages bouleversants de Cherifa, une béninoise, la trentaine à peine entamée et mère d'un bébé de 10 mois, de la camerounaise Myriam (28 ans), maman d'un nourrisson de deux mois, ou de Henry, un nigérian de 22 piges, le terme s'avère très faible. Une trentaine de chambres exiguës et deux garages, tous dépourvus de sanitaires que celle qu'ils surnomment la «bailleresse» ou «Mama Fatima», met en location au prix de 15 000, récemment passé à 17 000 DA/mois conditionné par le paiement d'avance de six mois à une année, non sans la contribution aux charges liées à l'eau et l'électricité. «Au bout du quatrième mois, la bailleresse commence à nous harceler pour payer à l'avance six autres mois de loyer. A défaut, elle n'hésite pas à nous expulser, à jeter nos affaires dans la rue. Notre statut de migrants clandestins ne nous permet pas d'aller nous plaindre auprès des services de sécurité, de peur d'être reconduits à la frontière. Récemment, ‘‘Mama Fatima'' a mis dehors une jeune femme avec son bébé d'à peine deux mois. Sans la moindre ressource, elle n'avait pas de quoi payer son loyer, son mari l'ayant abandonnée avant de rentrer au Bénin. Je ne peux vous décrire l'horreur et l'humiliation que nous font subir la bailleresse et son fils, un repris de justice qui n'hésite pas à nous agresser physiquement, le plus souvent à l'arme blanche. Je ne savais pas que les algériens étaient aussi cruels et racistes», raconte, en larmes, Josiane, une camerounaise, mère de deux enfants en bas âge. Des témoignages quasi les mêmes si ce n'est pire, nous en avions entendu chez tous ceux interrogés à la paroisse de Bordj El Kifan d'où nous sommes repartis avec le cœur gonflé de chagrin et une image des plus terribles que nous ne risquons pas d'oublier de sitôt. C'était celle de Henry Akorebe, un nigérian de 22 ans qui a fui la guerre au Mali où il vivait avant de débarquer à Alger. Pour le pousser à vider les lieux, une petite chambre au bas des escaliers d'un vieil immeuble de la cité Lavage, le «bailleur» lui a fait subir les pires supplices. En témoignaient les traces, encore fraîches, de ce qui s'apparente à une mutilation à l'arme blanche et aux mégots de cigarettes qui couvraient plusieurs parties de son corps famélique. Henry ne pouvait pas, à l'évidence, dénoncer son bourreau car hanté par la peur d'être «déporté». C'est dire la curieuse et inexplicable incapacité de l'Algérie à revendiquer, voire exiger le respect des droits de l'homme de ses ressortissants irréguliers à l'étranger. C'est dire aussi l'omerta absolue sur les méfaits que subissent ou auxquels sont exposés ces immigrés sur son propre sol. Contrebande et réseaux bien huilés Ces derniers, comment arrivent-ils à gagner leur vie ? Il nous a été difficile de le savoir. Toutes celles et ceux que nous avions interrogés étaient peu bavards, voire très discrets sur leurs sources de revenus tant leurs méfiances et leurs peurs sont grandes. Il y a ceux qui vivent du petit commerce informel. Des articles vestimentaires, épices et postiches issus de leurs pays d'origine qu'ils introduisent sur le territoire national par des voies aussi bien légales qu'illégales, essentiellement destinées à leur communauté. Les algériens représentent à peine 1% de la clientèle. Des réseaux bien organisés se sont mis en place aux frontières algéro-maliennes et algéro-nigériennes d'où sont introduits tous ces produits par les circuits contrebandiers. D'autres, ceux qui sont détenteurs de passeports maliens, profitent du renouvellement de leur autorisation de séjour qu'ils effectuent tous les trois mois pour revenir en Algérie, chargés d'articles africains. Un marché non négligeable qui se chiffre en millions d'euros, assure Georges, un malien qui semble bien gagner sa vie puisque, dit-il, ses deux enfants sont scolarisés dans une école privée. Tout en se gardant de préciser les canaux utilisés malgré notre insistance, il fera savoir que pas moins de deux millions d'euros sont, en moyenne, transférés illégalement vers les pays d'origine de la communauté subsaharienne. Pour les moins chanceux, habiles, tant qu'ils en trouvent, travaillent dans la maçonnerie, le déblayage, pour respectivement 1000 DA/j, entre 300 et 500 DA/j, c'est selon le nombre de sacs de gravats ramassés. Ceux qui ont de bonnes qualifications dans le domaine du carrelage, de l'électricité et de la plomberie sont employés par des entreprises de BTP privées. Non déclarés, leur salaire va de 20 000 à 25 000 DA/ mois. Leur statut de migrants irréguliers les prive de toute protection sociale en cas de maladie ou d'accident de travail. Un grand nombre vit d'expédients. Profitant de la crédulité de nationaux aveuglés par la cupidité, ils leur extorquent de l'argent en leur faisant croire qu'ils peuvent transformer cet argent en devises, et ce, sans parler de ceux qui ont opté pour le circuit de la fausse monnaie, cette fort juteuse activité. Masseuses dans les hammams, gardes d'enfants, femmes de ménage, tresseuses, employées de maison chez les diplomates en poste dans notre pays pour les veinardes, constituent, en somme, les seules possibilités d'embauche à la portée des subsahariennes. Rares sont celles qui s'adonnent à la prostitution.