Dans El Watan des 23 et 24 avril dernier, Leïla Benmansour raconte longuement comment elle aurait trouvé « la vérité sur l'Etranger », qui ne serait qu'un montage de textes de Stefan Zweig. Experte en communication, elle noie dans le brillant récit de ses investigations quelques pauvres arguments : chez Camus comme chez Zweig, un prisonnier fait le point dans sa cellule et inverse le jour et la nuit ; un homme simple répète plusieurs fois le même mot ; un étranger arrive dans une ville ; un être voit sa vie bouleversée en quelques heures. Peu probant, qu'à cela ne tienne : il suffit d'adopter la même typographie pour un personnage de Zweig et pour le titre du roman de Camus et, prenant, par un sophisme bien connu, la conclusion comme argument dans la démonstration, on accrédite l'idée que le premier aurait inspiré le second. Pour le reste, il s'agit surtout de faire glisser des énoncés du statut d'hypothèses à celui d'affirmations, alors que rien n'a été prouvé : Mme Benmansour a l'intuition que l'Etranger a été construit sur le jeu d'échecs ; dont la « construction » dont parle Camus à propos de son roman (selon un parallélisme rigoureux entre les deux parties) est un montage à partir du joueur d'échecs et de quelques autres nouvelles de Zweig ; entre deux, quelques variations sur les chiffres et les carrés noirs et blancs tiennent lieu de démonstration, soutenues par la bonne vieille méthode Coué : « Nous avons été assez convaincants »... Surtout - pièce maîtresse du roman policier - Zweig aurait, en 1940, donné à Camus « un rendez-vous top secret » à Paris, pour lui confier son manuscrit et le mettre ainsi à l'abri de ses poursuivants nazis. Mais qui, en 1940, connaissait Albert Camus hors d'Alger ? Par quel « ouï-dire » Stefan Zweig l'aurait-il choisi comme dépositaire ? Et si L. Benmansour se demande vraiment pourquoi Camus vient à Paris en 1940 (au lieu de « partir en Amérique »), elle devrait lire les excellentes biographiques que nous avons de Camus. L'hypothèse - invraisemblable - du manuscrit confié étant devenue, par un tour de passe-passe, la prémisse de la démonstration, les réinterprétations tous azimuts s'accumulent : les épisodes dépressifs de Camus, l'admiration de ses contemporains pour son premier roman, tout viendrait d'un emprunt indélicat, que notre Zorro féminin arrive pour dénoncer enfin... Nous conseillons à Mme Benmansour de lire la (toute récente) nouvelle édition des œuvres de Camus dans la Pléiade et quelques essais sur la genèse de l'Etranger : elle y apprendra que ce roman écrit en quelques semaines a été préparé par des années de tâtonnements qui ont donné entre autres La mort heureuse ; Camus savait travailler, lui... Par Agnès Spiquel, Professeur de littérature française Président de la société des études camusiennes.