Kamel Daoud en détective émérite de l'imaginaire et de sa réalité. Bien connu comme chroniqueur au Quotidien d'Oran, Kamel Daoud se sert en fait de cette couverture pour exercer, plutôt nuitamment, le métier de détective de l'imaginaire. Certains prétendent que c'est pour arrondir ses fins de mois aux angles obtus. Balivernes. Pour l'avoir un peu connu, nous pouvons affirmer qu'il n'en est rien. En fait, poussé par une passion irrépressible, il consacre ses nuits blanches à noircir des feuilles, se révélant depuis quelques années comme un enquêteur dont l'écriture s'affirme et s'affirme. Ses rapports de filature, peu conventionnels il est vrai, sont d'une précision remarquable, encore que le détail – celui qui tue en l'occurrence – ne s'y retrouve que caché, replié derrière des touches impressionnistes qui, paradoxalement, parviennent à décrire parfaitement lieux, faits et personnages. Redoutable nonchalance du verbe qui atteint ses objectifs sans en avoir l'air. Voilà qu'il s'est mis sur une affaire pour le moins étrange, risquant le tout pour le tout. Après avoir lu et relu un grand écrivain, un certain Albert Camus, Prix Nobel de littérature au siècle dernier, il s'est mis en tête, poussé par son instinct de limier, que son roman L'Etranger n'était pas entièrement une fiction. Digne de Sherlock Holmes, du Juge Ti et du Commissaire Maigret, il a mené sa contre-enquête, sa curiosité maladive titillée notamment par le fait que le dénommé Camus avait soigneusement caché, alors qu'il la connaissait, l'identité de «l'Arabe» abattu sur une plage d'Algérie, vers 1942, par un certain Meursault. De fil en aiguille, Kamel Daoud, opiniâtre comme un huissier, a réussi à retrouver le frère de la victime dans un bar et à restituer à cette dernière son identité, Moussa, par ailleurs ould el assasse (fils du gardien). Assasse, assassin ? La piste n'a pas été retenue. A l'issue de ses investigations, menées à partir de plusieurs planques d'écriture, notre détective a reconstitué le parcours du frère et, concomitamment, celui du non-cité dudit roman. Etant roublard (par profession et non inclination), Daoud, contrevenant à la déontologie des détectives, a décidé de publier la déposition du frère sous forme de roman. Encore une couverture idéale ! Poussant le bouchon jusqu'à la lie (sic), il est allé jusqu'à pasticher l'écrivain. Alors que celui-ci commence son livre par «Aujourd'hui, Maman est morte», il commence le sien (rappelons qu'il s'agit des aveux du frère à Moussa, extorqués par des moyens peu recommandables) par «Aujourd'hui, M'ma est encore vivante». Le ton est donné, le décor planté. Et là, commence un récit fascinant qui nous mène dans les méandres de l'œuvre magistrale en empruntant des chemins de traverse et, parfois des venelles vénéneuses, démontant des mythes au tournevis onirique, aussi bien ceux de la vision camusienne que des préjugés actuels de notre société. Pour faire croire davantage qu'il a écrit un roman, Kamel Daoud s'est confié au journal Il Sole 24 Ore, affirmant finement : «Je voulais, j'ai rêvé d'une suite à L'Etranger pour parler de ma condition par le biais d'un personnage. Pas pour régler un compte». Cette manière, après tout astucieuse, de brouiller les pistes ne brouillera pas notre point de vue. Nous nous en tiendrons au texte, seule preuve à conviction. Un texte vivant, décapant, où Camus est respecté mais son livre fouillé de fond en comble, toujours mine de rien. Au risque d'en découdre avec la Guilde des détectives, nous vous invitons instamment à lire ce crypto-roman. Les déçus seront remboursés en dinars trébuchants. Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Ed. Barzakh, Alger, octobre 2013.