José Lenzini tente de répondre aux attaques sur sa biographie de l'auteur algérien. -Qu'est-ce qui vous a amené à travailler sur Mouloud Feraoun ? Honnêtement, c'est par hasard. J'ai déjà écrit cinq livres sur Camus et je m'apprêtais à écrire le sixième. Je voulais traiter de la relation de Camus avec les intellectuels algériens. Alors, j'ai lu les correspondances avec Kateb Yacine, Mouloud Mammeri... Et je me suis dit : et Mouloud Feraoun ? Je le connaissais très mal en fait. J'ai commencé à regarder sur Wikipedia tout simplement. Je me rendais compte que son parcours faisait penser à celui de Camus : l'enfance pauvre, l'école, la bourse pour aller au collège, l'Ecole normale pour devenir instituteur. Il y a aussi le père absent, émigré pour Feraoun, mort à la guerre pour Camus. On a là deux destins semblables. Après, j'ai commencé à lire Feraoun, et d'abord le Journal. Je me suis rendu compte que ces deux personnes étaient des humanistes, non-violents réfléchis. Ils étaient discrets, un peu en retrait. On aurait voulu qu'ils disent tout, tout de suite, mais ils prenaient le temps de réfléchir. Alors, j'ai découvert l'œuvre de Feraoun et là, il faut être honnête, il y a moins de points communs avec celle de Camus... Après, je suis venu en Algérie rencontrer les fils Feraoun. Ils étaient un peu réticents : un camusien, Français d'Algérie... Qu'est-ce qu'il vient faire avec Feraoun ? Son fils Mokrane a commencé à me sonder… Puis, ça s'est mis en place. Comme l'a dit Ali Feraoun, ce qui m'a beaucoup touché, une relation de confiance et d'amitié s'est instaurée et ils ont commencé à me parler. Je dois à Ali les cinq sixièmes de mon livre. Il m'a raconté plein d'anecdotes et de souvenirs sur son père. Il dit que j'ai mis en scène des situations, mais c'est assez rare. Le plus souvent, il s'agit d'anecdotes qu'il m'a racontées lui-même. -Quelles sources avez-vous utilisées ? J'ai écrit, je crois, 24 livres et, pour la plupart, des biographies. Je cherche des sources, je fais des fiches, les classe et après je mets en connexion. Il y a l'œuvre, le Journal, qui est très important, et après, les témoignages. J'ai eu des témoignages de la famille Feraoun, de personnes qui l'ont connu quand il était au Clos Salembier (un jeune officier qui a maintenant 90 ans), des jeunes à Tizi Hibel qui l'avaient rencontré. Je me suis nourri aussi de tous les livres qui existent sur Feraoun, mais aussi ceux de Charles-Robert Ageron sur l'histoire de l'Algérie, des livres sur l'école, les traditions kabyles... Bref, j'ai fait un travail de journaliste et de biographe. Le seul problème est qu'il fallait que le livre soit prêt pour le centième anniversaire. J'ai donc fait une biographie en huit mois. Ce qui est complètement fou. Une biographie, c'est deux ou trois ans minimum. -Ce manque de temps s'est-il répercuté sur la qualité de votre travail ? Honnêtement, il y a deux ou trois petites erreurs sur des dates et la distance entre Tizi Hibel et Tunis. Je me suis trompé, c'est vrai, mais cela ne remet pas en question la crédibilité de la biographie qui est l'histoire d'une vie. On a beaucoup chicané sur la préface de Louis Gardel, et, sans oser le dire, sur le fait qu'étant spécialiste de Camus, je n'avais pas à me mêler de Feraoun. Qu'un Français d'Algérie (je le suis mais je me sens algérien) sorte la première biographie sur Mouloud Feraoun, ça a titillé des gens qui étaient absolument aimables avec moi quand je travaillais sur Camus. -Vous affirmez qu'il s'agit de la première biographie de Feraoun, d'autres ouvrages biographiques ont pourtant paru auparavant... Ce n'est pas vrai. Je maintiens, c'est la première biographie. Une biographie, c'est un livre dans lequel on raconte l'histoire d'un individu, du début à la fin. Des essais, des thèses, oui, mais aucune biographie de Feraoun à ce jour. Je persiste et signe et, n'en déplaise à Madame Chaulet-Achour, c'est un pied-noir et un camusien qui l'a écrite. -C'est le pied-noir ou le camusien qui pose problème ? A mon avis, les deux. Ça m'énerve de dire ça. Je croyais au contraire qu'on dirait : en voilà un qui montre que les pieds-noirs ne sont pas tous racistes, etc. Cela me gêne. Je ne dis pas qu'il faut me tresser des lauriers. D'ailleurs, j'ai eu une série de bons articles, ce n'est pas ce que je demande. Relever des erreurs, d'accord, mais essayer de démonter un fil et me traiter grosso modo de suppôt du colonialisme... Non. J'ai été journaliste pendant 35 ans, j'ai écrit environ 5000 articles, dont 200 ou 300 sur l'Algérie. Qu'on me sorte un seul où je peux être qualifié de la sorte. -Feraoun ne cachait pas son admiration pour Camus, mais il pouvait être très critique, notamment sur son reportage «Misère en Kabylie». La lecture de Feraoun a-t-elle changé votre vision de Camus ? Je suis un camusien critique. Il avait des qualités et des défauts sur le plan littéraire, de l'analyse politique... Je relis son reportage en Kabylie et je vois un autre Camus. Très généreux, très courageux (personne n'aurait écrit cela en 1939), mais ce reportage n'est pas complet et ne mérite pas les louanges qu'on lui fait. Ce que je ne comprends pas chez lui, c'est qu'on le voit avancer, avancer... Et, à un moment, comme au bord d'un précipice, il s'arrête. Feraoun, quant à lui, voulait croire à une fraternité entre les différentes communautés. Il est pétri de cet humanisme appris à l'école. Il ne veut pas croire qu'une nation comme la France laisse sur le pavé six dixièmes de sa population. Mais à un moment, ce n'est plus possible. Certes, il commence son Journal en 1955, mais, dès 1954, il a des contacts avec les gens du maquis. Il se renseigne. La seule peur qu'il a est que cette guerre qui est meurtrière dure, soit une privation de liberté. Pour lui, c'est incompatible d'aller vers la libération avec des suppressions de liberté. Il est un peu angoissé, mais il a fait son choix quand même. On peut sortir des citations de son journal qui le montrent. -Le sous-titre Un écrivain engagé est-il une réponse au reproche de «tiédeur» qu'on a souvent fait à Feraoun ? C'est malhonnête. Si on veut qu'un auteur penche d'un côté, on va trouver ce qui le fait pencher de ce côté. Or, une œuvre est globale. On ne peut pas tirer une citation et dire : Ah, Feraoun n'était pas très chaud pour la Révolution ! Non. Feraoun se posait des questions, comme beaucoup d'Algériens qui avaient vécu 130 ans sous le joug colonial et étaient habitués à vivre avec la France. Beaucoup ne voulaient pas croire que les maquis allaient donner l'indépendance à l'Algérie. Beaucoup n'étaient pas politisés et se demandaient si ce n'était pas une aventure sans lendemain. Ce n'est pas parce que Feraoun était un intellectuel qu'il devait prendre position et rester figé dessus. -Dans votre biographie vous faites appel autant au journal qu'à l'œuvre fictionnelle... On ne peut pas cantonner un écrivain à une partie de son œuvre. Camus romancier, il faut le compléter par Camus dramaturge, philosophe ou penseur, footballeur, journaliste... C'est le même Camus dénonçant l'injustice dans ses articles qui écrit les romans. Pour Feraoun, c'est pareil. Chez lui, c'est subtil certes, mais même dans ses romans il y a une prise de parti. Il dénonce la pauvreté, la nécessite de s'exiler, la non-mixité... Il dénonce de nombreux problèmes de la colonisation. Le petit Fouroulou qui va à l'école c'est lui, mais c'est aussi la pauvreté de ces gens. C'est un sur cent qui va à l'école. Ça n'arrive pas à tout le monde. Il y a le roman, mais il y a aussi de la sociologie, de l'ethnographie. Comme disait Driss Chraïbi, Feraoun dit les choses simplement et c'est pour cela qu'il nous touche et qu'on s'y retrouve cinquante ans après. -Vous inventez de petites fictions pour certaines reconstitutions. Pourquoi ce choix ? Je suis un peu obligé. J'essaie de coller au plus près à la réalité. L'important est de reconstituer le film. Je travaille par séquence, j'ai envie que les gens voient les choses. Que ça se passe à ce moment-là ou pas, je m'en fiche. Ce qui compte est que ça peut être vrai. Je ne raconte pas n'importe quoi. -Il vous est reproché d'affirmer que Feraoun n'était pas visé personnellement par ses tueurs… J'avais d'abord demandé à Fellag de faire la préface et elle n'arrivait pas. Au bout d'un moment, je me suis adressé à Gardel. Il a mis ça et je vous avoue que ça m'a gêné. Mais quand vous demandez une préface à un écrivain de son rayonnement, vous ne pouvez pas lui dire : non monsieur, là vous changez. Attendez, cette biographie c'est 5 pages de Gardel ou 380 de moi ? Les assassins voulaient tuer Feraoun, ils avaient la liste. Je le dis dans mon livre, ils viennent, prennent les cartes d'identité, les appellent. Donc, ils savent très bien qui ils vont tuer. Pourquoi on s'adresse à Gardel qui donne son point de vue, et ne lit-on pas ce que j'écris ? Mais quand on veut tuer son chat, on dit qu'il a la rage.
José Lenzini, Mouloud Feraoun : un écrivain engagé, Actes Sud, Arles, France, 2013.