- Avec l'avènement du pluralisme syndical, plusieurs syndicats autonomes ont vu le jour, mais seul le secteur public est investi (Fonction publique). Pourquoi cette corporisation ? Et pourquoi les syndicats autonomes n'arrivent-ils pas à s'imposer dans le tissu économique privé ou public ? La réponse à cette question trouve son essence dans l'histoire du mouvement syndical après l'indépendance et même avant. Historiquement, le syndicalisme en Algérie a toujours concerné l'ouvrier (du secteur de l'industrie notamment), une tendance qui s'est renforcée après l'indépendance, bien que dans les structures syndicales, les responsabilités organiques aient été assurées par des fonctionnaires alors que les travailleurs se contentaient d'accomplir l'acte d'adhésion. Les choix économiques et politiques décidés après l'indépendance ont permis de consolider cette tendance et de construire une image caricaturiste d'un syndicat, qui permet à un gardien de nuit d'être responsable de la section syndicale dans un grand lycée au lieu d'un enseignant, ou d'installer un chauffeur à la tête du syndicat d'un grand hôpital. L'expérience syndicale postindépendance s'est farouchement opposée à toute spécificité corporatiste et n'a laissé place qu'à la défense d'un travailleur «virtuel», généralement de faible niveau de qualification. Le fonctionnaire, le médecin, l'enseignant universitaire et le technicien supérieur ainsi que toutes les autres corporations de travailleurs qualifiés, qui se sont sentis délaissés au sein même des structures de l'UGTA, ont commencé à se structurer en syndicats de corporation dès l'avènement de la pluralité syndicale, en 1990, afin de défendre leurs spécificités professionnelles et leurs intérêts matériels, occultés par la centrale syndicale.
- Dans son dernier rapport, l'Office national des statistiques (ONS) révèle que plus de 60% de l'emploi privé se trouvent dans l'informel. Doit-on comprendre par-là que plus de la moitié des Algériens ne sont pas syndiqués ?
La majorité des travailleurs du secteur privé et du secteur informel sont des jeunes sans couverture syndicale. Cette situation relevée ces dernières années a des conséquences graves sur le mouvement ouvrier en Algérie, contribuant ainsi à son effritement. Cette situation est due à l'expérience syndicale qui s'est développée essentiellement dans le secteur public du fait que le syndicat officiel ne peut concevoir la revendication et la négociation qu'en face de l'Etat employeur. Ce syndicalisme politisé, préférant l'Etat comme employeur, est désarmé devant le patron privé ou étranger et fait abstraction de la solidarité syndicale historiquement connue entre travailleurs. A considérer aussi l'état d'esprit du patron privé algérien et son opposition à la création de structure syndicale au sein de son entreprise.
- Comment expliquez-vous cette réticence, cette peur des patrons quant à l'organisation des travailleurs au sein d'un syndicat ?
Les nouveaux patrons des entreprises privées ont une vision archaïque du monde du travail. Ils n'ont rien de patrons modèles. Ce sont de nouveaux riches, des paternalistes qui considèrent leur entreprise comme «leur» chez-soi, leur propre maison. Ils agissent donc en fonction de cet élément. Prenez l'exemple de la presse : comment expliquez-vous que des patrons de journaux, dont le devoir est d'informer les citoyens, refusent d'assurer leurs employés et réfutent de but en blanc la mise sur pied d'une section syndicale ? Face à une profession divisée, ces nouveaux riches bafouent les règles les plus élémentaires de déontologie. Malheureusement, cette situation est confortée par des journalistes qui ne font rien pour valoriser leur profession. La loi permet à tous les travailleurs de s'organiser dans un collectif, un comité ou un syndicat, mais dans la pratique, il est interdit aux travailleurs de certains secteurs de se structurer, tels la police et la gendarmerie.
- On a constaté ces dernières années le recours systématique à la grève. Est-ce la meilleure manière pour ces syndicats autonomes de se faire entendre ?
Le recours accru aux mouvements de grève, longs ou cycliques dans certains cas, est une façon pour ces syndicats de compenser un déficit en reconnaissance et en droits sociaux pour les adhérents. Le fonctionnaire, nouveau dans l'activité syndicale, continue de croire que le syndicat unique a délaissé beaucoup de ses droits. A cela s'ajoute la position négative des différentes élites politiques au pouvoir en Algérie qui continuent, à ce jour, de renier le droit à l'exercice syndical et poussent les organisations syndicales à se manifester à travers la protestation pour exprimer leur existence et porter leurs revendications tant que les voies du dialogue et de la négociation restent hermétiquement fermées. En Algérie, on est devant des élites politiques néolibérales qui soit renient l'activité syndicale, soit l'ignorent tout simplement.
- Certains syndicats autonomes étaient, à leur création, des exemples en matière de discipline, mais par la suite il y a eu divergences, divisions et scissions. Est-ce que cela est dû au manque de maturité de ces syndicats, ou alors la main du pouvoir serait-elle derrière ?
Les divisions et autres scissions ne sont pas propres aux syndicats ; des partis politiques et des associations vivent ces situations. Cela, effectivement, est dû à la faiblesse de ces organisations syndicales et à l'absence, chez l'Algérien, de la culture du travail commun et solidaire. Le manque de dialogue et de démocratisation à l'intérieur des espaces organiques de ces syndicats peut également expliquer cette tendance à la division, d'ailleurs encouragée par l'administration pour affaiblir encore plus l'action syndicale. Le syndicaliste recherché par l'élite au pouvoir doit être réceptif à l'offre et prédisposé aux formes de corruption, car nous restons sur une approche archaïque du syndicalisme alors que dans le monde civilisé, l'action syndicale est au cœur du processus de modernisation.
- Beaucoup de militants ont déserté l'UGTA et se sont lancés dans l'aventure syndicale. L'UGTA est-elle appelée à disparaître ?
Si la situation perdure, l'Union se viderait de son capital humain et perdrait ses adhérents pour devenir, à terme, un syndicat sans syndicalistes. Ce scénario est plausible à moyen terme. L'absence de débat démocratique au sein des structures de l'UGTA, l'engagement politique de ses élites syndicales, la mauvaise gestion sont autant d'éléments qui, à notre sens, pousseront la majorité des travailleurs à quitter la centrale syndicale si des réformes ne sont pas engagées pour une gestion transparente et un fonctionnement syndical démocratique. Le choix est clair : le travailleur, incapable d'apporter des solutions à ses problèmes socioprofessionnels, s'organisera ailleurs et l'expérience des syndicats autonomes en est l'exemple concret. Actuellement, même les travailleurs du secteur de l'industrie, affiliés jusque-là à la centrale syndicale UGTA, multiplient les tentatives et menacent régulièrement de se structurer en syndicat autonome. Evidemment, il n'est dans l'intérêt ni de l'Algérie, ni des travailleurs, ni de l'action syndicale de laisser l'Union se vider de la majorité de ses militants. L'UGTA et même ses leaders ne sont pas les seuls responsables de cette situation, le système politique l'est autant… Un système politique en quête de légitimité – il n'a jamais pu organiser un scrutin électoral transparent – et qui existe seulement à travers le journal télévisé de 20 heures et ses supports, notamment les patrons de l'UGTA. Ces derniers sont obligés de l'appuyer et de le soutenir dans ses projets politiques. Le pouvoir a encore besoin de l'UGTA qui joue un rôle incontournable dans la gestion politique actuelle. A mon sens, ce rôle que jouent les leaders de la centrale syndicale est le même qui sera demandé aux syndicats autonomes pour qu'ils soient reconnus comme partenaires à part entière par ce système politique, qui ne tolère pas l'existence d'un acteur politique, syndical ou associatif vraiment autonome.