Smaïl Yabrir fait partie de la nouvelle génération d'écrivains algériens en langue arabe qui émergent. Il a obtenu le prestigieux prix Tayeb Salah du meilleur roman arabe pour Wassiyatou maatouh (le serment d'un attardé mental) paru aux éditions Mime à Alger. - Wassiyatou al maatouh semble être un roman plongé dans le réalisme, l'ironie et la critique social. Il s'éloigne des sentiers battus, n'est-ce pas ?
C'est un roman qui se range du côté de la cause humaine. Il n'y a aucune condamnation dans ce roman, pas de sanction. Personne n'est coupable mais tout le monde est coupable en même temps ! Driss Naïm (personnage central) habite le quartier Diar Chems, à Djelfa. Un quartier situé entre trois cimetières, musulman, chrétien et juif. C'est donc un homme qui vit entre les morts et sur la berge d'un oued qui sépare son quartier du reste de la ville. Comment va-t-il vivre ? La seule animation qui peut exister dans ce quartier est l'organisation... d'un enterrement. Les gens se regroupent pour discuter. L'enterrement devient donc une occasion pour une rencontre intime entre gens du quartier ! Il n'y a aucune autre actualité en ces lieux. Driss Naïm et son ami étaient tous deux amoureux de Fatima. D'où le conflit entre eux. Le cimetière a été transformé en musée protégé. Personne n'a osé profaner ce cimetière. Mais c'était un lieu où Driss et son ami se retrouvaient pour se nourrir d'illusions et de rêves. Le destin sera dramatique pour Driss Naïm. Folie ? Mort ? Je n'en sais rien.
- Il y a donc de l'ambiguïté dans le roman…
Oui. Driss Naïm narre son histoire à partir d'un endroit inconnu. Il dit seulement qu'il est dans un lieu tout en blancheur, un lieu laineux ou un peu cotonneux. Un lieu qui ressemble à des nuages. Dans le roman, il y a un autre narrateur qui est quelque part, observe, décide et ordonne à Driss Naïm de faire ceci ou cela... C'est vraisemblablement une histoire qui peut être classée dans ce qu'on appelle le nouveau roman.
- Vous ne semblez pas très convaincu par le nouveau roman !
Ce n'est pas clair à mes yeux, pas tranché. J'ai tenté d'utiliser ma propre technique dans ce roman, introduire des nouveautés. A l'origine, le roman était volumineux : 500 pages. Je me suis lancé un défi : le réduire sans rien perdre du fil de la narration, de l'esprit du texte. Je me suis rendu compte que certains passages devaient être supprimés pour éviter une pulvérisation en plein vol du roman. Je pense qu'un écrivain doit éviter de prendre ses lecteurs pour des idiots. On n'est pas obligé de tout expliquer au lecteur. A lui de découvrir ce qui n'est pas dit dans un roman.
- Comment s'est faite la participation à la compétition du prix Tayeb Salah ?
La décision a été prise par mon éditrice et mon épouse Amina Chikh, qui est également auteure. Elles ont envoyé le texte au comité de sélection. Moi je n'ai rien fait. Le jury m'a envoyé ses appréciations sur le roman avant de décider du prix. Je ne peux rien dire à ce propos, sinon certains diront que Smaïl Yabrir se jette des fleurs.
- Que représente pour vous Tayeb Salah ?
Il ne faut pas limiter l'œuvre de Tayeb Salah à Maoussim al hijra ila Chamal (Saison de voyage vers le Nord). C'est un roman immense, universel. Tayeb Salah est un pilier de la littérature arabe. Il a puisé la plupart de ses travaux dans les spécificités soudanaises. C'était un défi pour lui. J'attends toujours que des écrivains algériens «plongent» dans les spécificités algériennes et arrêtent d'écrire pour les Européens, les autres.
- Quand vous lisez la littérature algérienne d'aujourd'hui, qu'en pensez-vous ?
Une grande partie de la littérature algérienne écrite en français n'est pas sortie de la djellaba de Malek Haddad. Idem pour la littérature d'expression arabe, toujours collée à Rachid Boudjedra et Tahar Ouettar. Certains jeunes auteurs veulent faire la différence. J'ai constaté, lors de ma vente-dédicace au 18e Salon international du livre d'Alger (qui s'est déroulé du 30 octobre au 9 novembre 2013 au Palais des expositions des Pins maritimes) que des romanciers algériens célèbres passaient devant moi sans même s'arrêter. Ils me regardaient sans me saluer, comme si j'étais transparent. Je pense que ces écrivains ont des complexes. Pourtant, j'ai lu tous leurs livres. Sans cela, je ne serais peut-être pas devenu romancier. La moindre des choses serait qu'ils viennent m'encourager. Surtout que j'apporte ma petite contribution au roman algérien, comme eux l'ont fait avant moi. A mon avis, l'idiotie des grands écrivains algériens a bloqué les jeunes auteurs. Ce qui est désolant, c'est que ces auteurs s'attaquent mutuellement en évoquant des expériences littéraires déjà mortes, comme celles des années 1970 et 1980. Ces grands écrivains se sentent quelque part menacés par les jeunes romanciers. Ces derniers vont clairement donner corps au roman algérien contemporain dans les prochaines années. Contrairement à nos prédécesseurs, notre génération a mieux présenté le roman algérien, qui trouve désormais bonne place dans les pays arabes.
- Faut-il parler d'une nouvelle époque dans la littérature algérienne ?
La création littéraire n'est, à mon avis, pas liée à l'âge des auteurs mais à la maturité, à la jeunesse d'esprit et à la fraîcheur des idées. Certains grands écrivains algériens sont isolés de la société, ne savent pas ce qui se passe dans la rue, n'ont aucune idée de ce que veulent les jeunes, ne connaissent rien aux nouvelles technologies de la communication. Ils n'ont pas actualisé, modernisé leurs connaissances. Reste que la priorité doit être donnée à la littérature ; les personnes et les conditions extérieures importent moins...
- Pourquoi, selon vous, y a-t-il peu d'intérêt en Algérie pour la littérature du monde ? Par exemple, on lit rarement les romans scandinaves, indiens, argentins, sud-africains, australiens...
Les lecteurs suivent peut-être ce qui est médiatisé. Il y a donc une faillite. Nous ne connaissons presque rien des littératures japonaise et allemande, qui sont de grande qualité. Nous sommes restés enfermés, limités à l'arabe et au français. Il est nécessaire d'apprendre d'autres langues comme l'anglais et l'espagnol. L'espagnol ou le portugais nous permettraient par exemple de découvrir la littérature sud-américaine. Au Brésil, chaque romancier est une école à part !