La mort, on le sait de tout temps, fait toujours prévaloir sa volonté. Elle se teinte d'une coloration assez singulière lorsqu'elle frappe certains poètes ! Même intervenant avec douceur, elle n'en demeure pas moins objet d'ordre littéraire de haut niveau. C'est dire combien ces alchimistes du verbe font figure à part dans le tissu des relations sociales. Peut-on évoquer la vie du plus grand poète arabe de notre temps, Badr Chakir As Sayyab, (1926-1964), sans s'arrêter devant la déchéance physique qui a marqué ses derniers moments ? Peut-on, tour à tour, parler du grand poète français, Joë Bousquet, (1897-1950), sans faire le détour de sa chambre, à Carcassonne, où il passa 32 ans en raison d'une infirmité due à une blessure au cours de la Première Guerre mondiale ? L'un et l'autre ont fait, malgré eux, l'expérience de la mort avant même que celle-ci vienne frapper à leur porte pour de vrai. Un saut dans l'inconnu jalonné de l'espoir de reprendre souffle un jour ! Du reste, revient-on vraiment de ses territoires sain et sauf ? Al Mutanabbi, (915-965), a laissé sa peau à « Dir Akoul » pour avoir tenté l'impossible. Lord Byron, (1788-1824), n'a pas été plus heureux à Missolonghi. La souffrance de Badr Chakir As Sayyab résumerait, à elle seule, tout le côté tragique dans la vie de l'intellectuel dans le monde arabe. Arme absolue depuis l'époque préislamique, la poésie, où il faisait figure de novateur, lui a été d'un grand appoint. En effet, celle-ci fut son seul refuge contre la maladie sournoise qui rongeait son petit corps et, bien sûr, contre les aléas de la politique dans un Irak qui ne parvenait pas à se soustraire à sa léthargie. Poursuivi par la police pour ses idées politiques progressistes, il dut prendre la tangente en direction de plusieurs pays arabes pour finir ses jours au Koweït dans une pauvreté totale. Poitrinaire, frappé d'hémiplégie due à une maladie nerveuse, il se consumait à petit feu alors qu'il était à deux doigts de son village natal, Jaykour, dans les environs de Basra. La presse de l'époque, plutôt que de parler de sa poésie, préférait s'arrêter sur ses souffrances physiques. Voulait-elle alors traiter, métaphoriquement, de la situation sociopolitique en Irak et dans le monde arabe ? Lui, qui chantait dans son errance forcée : (Irak, tu es plus près de moi que jamais !) n'arrivait pas à quitter, physiquement, sa terre d'exil tant le poids de la maladie se faisait de plus en plus pesant et harassant. Tel Job, le prophète terrassé par la maladie, il se mettait alors à pleurer tout en contemplant, de sa chambre de malade, les voiliers qui prenaient le large en direction de Basra. Joë Bousquet, pas plus fortuné que lui, tournait, avec courage, le dos à la mort en faisant de la prose et de la poésie une espèce de thériaque momentanée. Tout en étant à l'article de la mort, il parvenait, par le biais de ses écrits et ses relations sociales, à remonter sur le ring pour livrer un combat inégal contre un ennemi qui n'avait cessé de le harceler depuis son retour du front en 1918. Faut-il dire à la suite de Charles Baudelaire que « c'est la mort qui console hélas et qui fait vivre » ? Dans le cas de Joë Bousquet, la mort se mue en écriture, elle change de statut à terme. Le corps du poète n'existe que grâce à l'écriture qui, à son tour, permet à un semblant de vie de se perpétuer. Le seul mouvement que le poète pouvait esquisser s'accomplissait, en lui, grâce à l'effet de la morphine. La poésie prenait alors le relais en ce sens qu'elle était, à la fois, vie et mort. Il est à remarquer qu'aucune touche de désespoir n'est venue entacher son œuvre poétique. Nous assistons, sous sa plume, à une floraison d'images féeriques contredisant son propre statut de poète diminué physiquement. Là où As Sayyab donne libre cours à ses larmes de poète matraqué de tous côtés : maladie, pauvreté et exil, Bousquet, lui, se veut conquérant dans sa propre solitude : « Il ne fait pas nuit sur la terre ! » Toutefois, en lisant As Sayyab, il faut prêter l'oreille à ses gémissements pour mieux apprécier ses conquêtes audacieuses sur le double plan de l'image et du rythme. Il pouvait, dans le même poème, varier ses paradigmes, donc, ses rythmes qui laissaient bien loin derrière lui les poètes du Mouwachah de l'Andalousie classique. Comment un homme, aussi meurtri que lui, pouvait-il aborder dans le sens de la nouveauté dans chaque strophe ? Même en se mettant dans la peau d'un Christ crucifié avec son corollaire de souffrances, ou d'un visionnaire de l'extrême Orient hanté par les retombées de la bombe atomique, il s'efforçait de varier sa palette grâce à sa connaissance profonde de tout l'arrière-fond de la culture arabe et ses incursions dans la culture universelle, tout principalement, dans la culture anglo-saxonne. Son audace poétique faisait des jaloux parmi ses pairs irakiens, syriens et égyptiens. C'est que la bataille faisait rage entre ces derniers au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale : à qui devait revenir la palme d'or de l'innovation poétique dans le monde arabe ? De l'ancien, ce petit homme marginalisé par la maladie et la politique, a fait du nouveau. Les poètes, de son vivant et après sa mort, ne firent plus cas des vieilles orientations en matière de création poétique. La modernité chez lui se couplait avec celle de TS Eliot, (1888-1965), d'Ezra Pound, de W.H. Auden, (1907-1973) et d'autres poètes novateurs de la culture anglo-saxonne. Une question lancinante reste au bout des lèvres à la lecture de Joë Bousquet et de Badr Chakir As Sayyab : comment parvient-on à soutenir la terrible gageure, celle de la création poétique, quant on est malmené par une phtisie galopante, réduit à néant par l'infirmité et la pauvreté ? Où trouve-t-on l'énergie nécessaire pour mener à bien cette tâche ? Et pourquoi d'autres créateurs plus fortunés quittent le peloton avec fracas alors qu'ils sont en mesure de poursuivre leur route ? A défaut de fournir les éléments de réponse à de telles interrogations, l'histoire de la littérature universelle préfère encore rester muette. Tant mieux !