Ils s'autoproclament gardiens de parking, rassurent les automobilistes contre quelques pièces en s'appropriant des bouts de trottoir ou des terrains délaissés. Véritable casse-tête pour les autorités, ces parkings dits «sauvages», qui fleurissent à chaque coin de rue, malgré des mesures pour leur éradication, ne cessent d'alimenter un marché florissant. Il s'appelle Redouane, il est chômeur, mais gagne près de 30 000 DA par mois. Pour y parvenir, c'est simple, Redouane se poste sur un bout de trottoir et s'autoproclame parkingueur. Un business florissant. «Pas de travail, pas d'argent, on tourne en rond toute la journée dans le quartier.» Hamid, la trentaine, un autre parkingueur, lâche cette phrase, puis avance brusquement vers le trottoir en levant les mains. «Avancez encore !», hurle-t-il, en fixant un automobiliste sur le point de garer à la rue Hassani Issad, à quelques mètres de la Grande Poste, en plein centre-ville. «Vous tardez ?», demande-t-il au conducteur de la 206 grise qui vient de se nicher entre deux autres voitures. L'homme répond : «Deux heures». «50 DA», rétorque Hamid qui veut être payé tout de suite, en arguant qu'une autre brigade prendra la relève dans une heure. L'automobiliste quitte son véhicule, lui glisse une pièce dans la main sans discuter et s'en va. «Vous voyez, on se rend utile et on gagne notre vie, c'est un bon deal !», s'exclame-t-il. Ils sont nombreux, comme Hamid à échapper au chômage, en optant pour «ce deal». Ils s'autoproclament gardiens de parking, rassurent les automobilistes contre quelques pièces en s'appropriant des bouts de trottoirs ou des terrains délaissés. Souvent accusés de créer eux-mêmes l'insécurité qu'ils sont censés combattre et de vandaliser les véhicules des mauvais payeurs – parfois même sous la protection de la police –, ils gagnent leur SMIG et parfois même le double, sans aucune taxe. Dans la capitale et dans les autres villes du pays, ces parkings dits «sauvages» fleurissent presque à chaque coin de rue, créant des milliers d'emplois dans le marché informel. Autour de chaque espace public qui peut servir d'aire de stationnement, des groupes de trois à six personnes se relayent pour offrir – ou plutôt «imposer» – aux automobilistes leurs services de sentinelle. Un bon filon pour les chômeurs Le phénomène apparu dans les années 1990 a pris ces dernières années une telle ampleur que ces groupes de parkingueurs s'imposent à présent en véritable modérateurs de l'espace public. Ils sont partout et il est rare qu'un automobiliste ose remettre en question leurs services sans risquer de déclencher une bagarre ou voir sa voiture saccagée. Dans la wilaya d'Alger, près de 900 parkings informels ont été recensés depuis le début de l'année. Réparties sur 55 communes de la capitale, ils seraient gérés par près de 1 200 jeunes chômeurs. Ils seraient bien plus nombreux en réalité. Identifier et pister ces réseaux de brigades mobiles, échappant à tout contrôle, relève du véritable parcours du combattant. Ils étendent leurs ramifications un peu partout en respectant la règle du turnover. Pour Hamid, ce travail est une aubaine. «Mon père est à la retraite et j'ai 6 frères et sœurs. Je gagne dans les 20 000 DA par mois. Ça aide !», confie-t-il, comme pour se dédouaner d'exercer cette activité illégale qui contraint des millions d'automobilistes à mettre quotidiennement, et plusieurs fois par jour, la main à la poche sans pouvoir contester. Redouane, 25 ans, est gardien de parking à Sidi Yahia depuis trois ans. Avec cinq copains de son quartier, ils s'organisent en brigades de jour et de nuit pour gérer le petit parking qu'ils ont «improvisé» dans un terrain vide. «Ici, c'est 100 DA la place, on travaille la nuit et on arrive à se faire jusqu'à 30 000 DA chacun par mois.» Soit plus de deux fois le SMIG (18 000 DA). Est-ce que la police les embête ? «Nous louons cet espace à 4000 DA par jour pour être tranquille et on a des garanties de ne pas être inquiétés.» De qui proviennent ces garanties ? Qui perçoit cet argent ? Redouane sourit et met fin à la conversation. Un de ses copains reprend : «On ne va pas vous donner de noms, mais c'est quelqu'un de très influent ici.» Comment résister à ce bon filon qui s'est standardisé dans tous les pays et qui a ses protecteurs et ses cibles parfaites quand on est un jeune chômeur. «Les gens sont contents qu'on leur garde leur voiture parce qu'il n'y a pas de sécurité dans nos rues», se défend Redouane. Sauf que pour la majorité des Algériens soumis à ce diktat, «ce sont ces mêmes jeunes qui gardent les voitures contre quelques pièces, qui volent et pillent quand on leur refuse ces petites pièces», commente un Algérois irrité par cette pratique. Ces dernières semaines, le ras-le-bol des automobilistes s'est généralisé. Ras-le-bol des automobilistes Le 11 novembre 2013, une automobiliste mécontente a osé lancer une pétition sur le web pour dénoncer «le diktat des parkingueurs». «On a tous connu ça, vous vous arrêtez deux minutes et voilà qu'un jeune vient vous réclamer une taxe de stationnement», écrit-elle. «De quel droit et par quelle loi ? En plus ce n'est pas donné (allant de 50 à 200 DA par endroits), on vous fixe des prix à payer et si vous ne payez pas, on vous vandalise votre véhicule», s'insurge-t-elle encore sur le site de pétition en ligne, Avaaz. «Je lance un appel à vous chers citoyens algériens afin de mettre fin à cette pratique illégale qui nous pourrit la vie chaque jour et qui nous prend notre argent dignement gagné, c'est une question de principe et non pas d'argent.» 4600 personnes ont signé la pétition. L'initiatrice de la pétition ajoute pour conclure : «Nous demandons à l'Etat de réagir face à ce fléau et de trouver et de proposer des solutions.» L'automobiliste semble l'ignorer, mais l'Etat a déjà réagi face à ce qu'elle qualifie de «fléau». Ou du moins, a-t-il tenté de le faire. Depuis 2006, le ministère de l'Intérieur multiplie les déclarations pour «déclarer la guerre» à ces parkingueurs. Une première circulaire avait sommé en 2006 toutes les wilayas du pays à prendre «des mesures pour encadrer rigoureusement ces activités illégales». La tâche s'est annoncée ardue. Pendant que les pouvoirs publics tentaient de s'organiser pour y faire face, le phénomène continuait à prendre de l'ampleur. Ce n'est qu'en 2012, à travers une seconde circulaire, qu'un semblant d'encadrement a pu voir le jour. Un an plus tard, il montre toutes ces limites. L'impunité : un atout ! Des groupes de parkingueurs ont pu se constituer en «coopératives» chapotées par les APC des quartiers dans lesquels ils exercent depuis 2012. 314 ont ainsi été régularisés en 2013. Ces coopératives ont pu obtenir des autorisations d'exercer dans leur quartier, contre quoi, ils versent chaque année 10% de leurs recettes à l'APC. Une démarche qui est loin d'avoir suscité l'engouement parmi les gardiens de parking. «Ce n'est pas intéressant, d'abord parce que les APC nous exigent des casiers judiciaires vierges, elles prennent 10% de nos recettes et elles limitent nos tarifs à 30 DA», explique Djamel, parkingueur à Bab Ezzouar. Pourquoi «se régulariser, alors qu'on travaille mieux seuls et qu'on peut toujours s'arranger avec les flics pour ne pas se faire arrêter», se demande-t-il. Quand on se lance dans le domaine, l'impunité est effectivement presque garantie tant le phénomène est difficile à contrecarrer. Depuis le début de l'année 2013, sur les milliers de jeunes exerçant cette activité illégale à travers tout le territoire national, seules 403 personnes ont été arrêtées par la police pour «occupation illégale d'espace public». «On ne peut pas tous les envoyer en prison», commente Hajla Habib, attaché de cabinet à la wilaya d'Alger. Et d'ajouter : «Il est vrai qu'il est impossible de les interdire tant ils sont nombreux, sans leur offrir une alternative.» De son avis : «L'initiative du ministère de l'Intérieur de les régulariser et de les encadrer est à l'heure actuelle une alternative intéressante face à ce véritable casse-tête né de décennies de lacunes urbanistiques, qui pose un problème sociologique, mettant en cause le gagne-pain de milliers de familles.» La démarche semble intéressante, mais ne prend pas en compte le fait que ces jeunes ont souvent eu des démêlés avec la justice et ne peuvent donc prétendre à une régularisation. Elle ne prend également pas en compte «les tenants» de ces réseaux et tous ceux qui tirent profit de cet argent invisible. «Tous les jours à midi, c'est nous qui payons les déjeuner des policiers du quartier pour pas qu'ils nous embêtent», explique un parkingueur du centre-ville. Un témoignage qui rend la problématique encore plus complexe. Pour l'économiste Abderahmane Mebtoul, la question est, effectivement, complexe : «Ces activités brassent beaucoup d'argent invisible qui échappe au contrôle», explique-t-il. «On ne peut pas priver des milliers de familles qui vivent de ces parkings sauvages de leur gagne-pain, en même temps, force est de constater que derrière ces jeunes de quartier se cache une organisation dangereuse, des structures mafieuses qui comblent un vide laissé par l'Etat et qui alimente le commerce non enregistré et d'autres réseaux d'argent non contrôlé.» Une complexité que Hamid refuse de prendre en compte : «J'ai l'occasion de travailler et de faire rentrer un peu d'argent, je ne vais pas m'en priver même si ça déplaît.» Et de conclure : «Croyez-moi, ce n'est pas si amusant, j'aurais bien aimé avoir un travail normal, une voiture et être à la place de tous ces gens qui vont et viennent et nous donnent 50 à 100 DA, entre deux déplacements.