- On entend souvent dire que «les jeunes ne s'intéressent pas à la politique». Comment analysez-vous le rapport des jeunes à la chose politique en Algérie ? Une enquête sociologique serait nécessaire pour apporter une réponse précise et nuancée à cette question. On peut néanmoins dire qu'il existe trois catégories de sentiments à l'égard de la politique en Algérie. La première, sans doute la plus répandue, est celle du cynisme ambiant, du dégoût et du mépris à l'égard de la politique. La raison évidente procède du fait que la politique n'est désormais plus associée aux services que la communauté s'organise pour se les offrir à elle-même mais plutôt aux pratiques perverses de la prédation, de la domination et de l'effusion de sang. L'effet désagréable de ces sentiments est qu'ils renforcent cela même qu'ils prétendent discréditer. D'où le cercle vicieux de la politique qui se pervertit parce que les acteurs du contre-pouvoir lui cèdent le champ de l'action. La seconde catégorie est celle de l'engagement idéologique, qui est aujourd'hui dominé par le réflexe religieux ou identitaire. Cet engagement est par définition aveuglant et polarisant, ce qui renforce la position de ceux qui, au sein du système, soutiennent que le statu quo est préférable. La troisième catégorie est celle de l'opportunisme. Même si, à son sommet, le système algérien est une gérontocratie, il a néanmoins besoin de relais au niveau local. On retrouve des jeunes à ce niveau qui assimilent la politique à une sorte d'entreprise privée fondée sur la corruption, ce qui approfondit l'abîme avec la majorité des jeunes, celle qui se mure dans les sentiments de la première catégorie.
- Force est de le constater : l'ascension des jeunes en politique et, spécialement, leur accession à des positions de pouvoir, reste l'apanage de quelques heureux élus. L'opinion pointe régulièrement la «gérontocratie» au pouvoir dont vous parliez, symbolisée par le vieillissement des élites dirigeantes. Qu'est-ce qui empêche, d'après vous, les jeunes de grimper dans la hiérarchie ? Quelle est la part des blocages dus au «système» et celle du manque d'ambition et d'engagement des jeunes dans cette situation ?
Ceux et celles qui sont animés par des sentiments idéologiques rigides se refusent à toute participation sérieuse tant et aussi longtemps que le système n'accepte pas de devenir le vecteur de mise en œuvre de leur projet idéologique. C'est une source majeure de blocage. Il se peut cependant qu'ils s'engagent dans une stratégie d'entrisme lorsque leurs structures politiques en décident, avec, le cas échéant, la même visée idéologique. L'irresponsabilité associée à cette vision ne lui permet pas de se présenter comme alternative crédible. A l'autre bout du spectre, si vous êtes jeune, opportuniste et un tant soit peu habile politiquement (au sens machiavélique), vous parviendrez à vous frayer un chemin dans le système et à en bénéficier grandement. La seule condition est de ne pas avoir de scrupules. Ces deux groupes, les militants idéologiques et les opportunistes, ne représentent que les minorités agissantes. La vaste majorité reste à l'extérieur du système. Par refus de sa part ou par incapacité d'y pénétrer. Le refus tiendrait d'une position vertueuse qui reviendrait à rejeter les termes du contrat : la corruption, le laisser-aller, les passe-droits, le népotisme, etc. Le problème est que ceux et celles qui adoptent cette position ne parviennent pas à se constituer en alternative. Leur attitude demeure très passive politiquement, ce qui convient parfaitement au système. La part active chez eux est de se faire une vie loin de la politique, en Algérie ou à l'étranger. Qui peut les blâmer ? Par contre, il y en a qui ne demandent qu'à participer au système en acceptant de reproduire ses pires défauts, mais n'y parviennent pas parce que les techniques retorses du jeu politique leur font défaut. Contre le système, ils peuvent tenir un discours particulièrement virulent, mais ils ne lui tourneraient pas le dos si une bonne opportunité se présentait.
- Il est reproché aux jeunes militants politiques leur manque de formation et de background. Dans une interview accordée à El Watan (24 août 2013), vous plaidiez pour un rajeunissement des élites en appelant à «préparer des gens autour de la quarantaine pour assumer des responsabilités stratégiques». Concrètement, comment préparer justement cette nouvelle génération de leaders ?
La première tâche est de procéder à une double distinction : entre leadership et domination, entre leadership et attributs personnels. Lorsque le leadership n'est ni étudié ni enseigné, la tendance est de le confondre avec les attributs personnels. Autrement dit, considérer que certaines personnes sont faites pour être leaders alors que d'autres ne le sont pas ; par conséquent, celles qui le sont seraient fondées à dominer les autres. Parfois, cette conception permet l'émergence de leaders exceptionnels, comme ceux du Mouvement national algérien par exemple. Mais ce n'est pas toujours le cas. L'inconvénient est que la ligne qui sépare les attributs personnels de la volonté de domination est très fine ; seuls des leaders d'exception refusent avec hauteur d'esprit de la franchir. C'est pourquoi il est nécessaire de dépasser ce stade instinctif du leadership pour lui substituer une vision plus pragmatique. Qu'est-ce que le leadership, au fond, si ce n'est la capacité d'inspirer un groupe d'individus (une équipe de sport, les employés d'une entreprise, les citoyens d'une nation...) à atteindre un objectif commun, fondé sur une vision qu'on espère éclairée ? Et cette vision éclairée repose, en politique, sur un sens de la responsabilité selon lequel les autres (qu'ils soient adversaires ou subordonnés) doivent être respectés dans la qualité de leur jugement qui peut être meilleur. L'écoute (plus particulièrement l'écoute active, celle qui se double d'une attention sincère à ce que l'autre personne dit) devient une nécessité absolue, de même que l'identification et l'encouragement des talents, car personne n'est éternel. Selon cette conception du leadership, les leaders exceptionnels doivent demeurer ce qu'ils ont toujours été : exceptionnels, donc rares. Or, dans une société moderne et complexe – c'est le cas de l'Algérie – il faut toujours plus de leaders et il est possible d'en former pour qu'à chaque niveau, l'esprit d'initiative prenne le dessus sur l'immobilisme associé à la domination exercée systématiquement par les faux leaders providentiels. A vrai dire, plus une nation est instruite, plus elle dispose de gens compétents et moins le besoin se fera sentir de suivre un leader providentiel. Un leader moderne n'est rien de plus que quelqu'un qui accepte une responsabilité supplémentaire (fondamentale, c'est vrai) : celle de motiver un groupe en respectant l'intelligence de chaque individu. Pour y parvenir, il est nécessaire que le sens de la responsabilité associé au leadership soit largement répandu. Mais pour cela, il faut sortir du carcan mental qui consiste à s'accorder à soi-même l'exclusivité en la matière. Or, c'est bien ce carcan mental qui bloque, par exemple, la succession au sommet de l'Etat en Algérie. On peut malheureusement l'identifier ailleurs aussi, au sein des partis d'opposition, par exemple, et dans d'autres structures que la sphère politique.
- Le développement des réseaux sociaux a favorisé l'éclosion d'une nouvelle génération d'activistes, une sorte de «militants 2.0». Les sigles pullulent sur facebook, annonçant chaque jour de nouveaux collectifs, de nouvelles entités et une multitude d'actions citoyennes. Quelle est l'incidence de ces «sigles», très souvent virtuels, sur la société ? Les médias sociaux peuvent-ils être le terreau de nouveaux leaders et de faiseurs d'opinion ?
Là aussi, des études minutieuses et rigoureuses sont nécessaires pour en juger. Je crois néanmoins que les nouvelles technologies (comme les anciennes d'ailleurs) ne font qu'amplifier et renforcer la réalité pratique qui abrite ceux et celles qui en font usage. Les technologies n'ont pas de vertus normatives en elles-mêmes. Elles sont très utiles et facilitent la vie, y compris dans le domaine politique, mais ce que nous retrouvons sur les réseaux sociaux demeure en définitive le reflet de ce qui existait déjà et s'exprimait différemment. Bien entendu, l'effet multiplicateur de la technologie peut avoir un impact (sans préjuger de la valeur positive ou négative de cet impact) indéniable lorsque l'histoire s'accélère, mais ce n'est jamais la technologie elle-même qui accélère l'histoire. Ce sont les pratiques humaines qui le font. Si une collectivité décidait de sombrer dans la guerre civile, les nouvelles technologies la serviront parfaitement dans cette entreprise sinistre. A l'inverse, si une communauté décide de s'engager sur le chemin de la responsabilité politique, de l'acceptation des différences, de la construction des institutions afin d'œuvrer pour la justice et la prospérité, les technologies lui seront tout aussi utiles.
- Quelles sont, en définitive, les conditions pour le rajeunissement des élites politiques ? Comment propulser un nouveau leadership misant sur la jeunesse sans tomber dans le «jeunisme»?
Le renouvellement des élites est nécessaire, mais plus jeune ne signifie pas automatiquement meilleur. Il faut être prudent. Les espoirs du Printemps arabe ont été déçus précisément à cause de l'arrogance qui s'est emparée des esprits. Il ne suffit plus d'affirmer qu'il faut le changement et que ce changement nécessite d'abattre le système en laissant entendre que ce qui viendra après sera nécessairement meilleur. L'éthique de la responsabilité en politique exige que le désir légitime d'un changement (absolument nécessaire dans le cas de l'Algérie) se double d'une vision éclairée de l'avenir. Cette vision qui se situe au cœur de tout leadership politique responsable (Mandela dont le monde entier a célébré la vie, récemment, en est l'incarnation la plus parfaite) ne peut être éclairée que si elle impose des limites contraignantes aux convictions idéologiques. Sinon, on ne fera que reproduire le blocage égyptien ou, pis encore, le désastre libyen. Car la situation désolante de ces pays (c'est peu dire concernant l'horreur qui sévit en Syrie) ne procède pas tant du désir de changement, parfaitement légitime encore une fois, mais du fait désormais avéré que l'alternative était conçue uniquement à partir d'un prisme idéologique particulièrement étroit, notamment et surtout religieux. Comme les idéologies sont par définition exclusives, les laisser contrôler les esprits sans contrainte revient à accepter a priori de voir des ennemis partout. Or, on ne collabore pas avec les ennemis, on les abat. Tel est le drame. Voilà pourquoi le leadership responsable doit impérativement être autocontraignant ; il fait en sorte que le leader responsable s'impose à lui-même et à ses troupes des limites à ne pas franchir, des limites à l'emprise idéologique sur la compréhension de la réalité et sur la conception du projet d'avenir. C'est ainsi et seulement ainsi que le réflexe d'exclusion sera combattu, et il doit l'être parce que la société politique algérienne est plurielle ; il lui faut donc se réconcilier avec sa propre diversité. Il est hautement irresponsable de la part de quiconque de vouloir imposer une vision unique, religieuse ou pas, à tout le reste. Le comprendre et vouloir agir en conséquence, non pas seulement comme calcul politique – nous avons vu le résultat en Egypte – mais comme ethos politique, c'est la condition sine qua non d'un leadership responsable digne d'initier un changement positif.