-Comment et pourquoi cette plongée dans le passé, en ciblant particulièrement les sources du nationalisme algérien ? L'histoire est souvent victime du hasard. J'ai essayé de trouver un sujet intéressant pour ma thèse. Je lisais beaucoup et j'étais happé par le mouvement nationaliste, mais à mon grand désespoir, il n'y avait rien ou presque. Le meilleur qui en parlait, c'était Charles André Julien, mais il en consacrait à peine une demi-page. D'autres, plus nombreux, donnaient des versions contradictoires sur la création de l'Etoile nord-africaine, qui, faut-il le rappeler, a été la première organisation politique algérienne à demander, de manière claire, l'indépendance totale de l'Algérie. L'absence d'explication historique des données n'était pas seulement intrigante, mais bizarre. Ce «trou» dans l'écriture de l'histoire du mouvement nationaliste concernait une période de plus de trente ans. On a eu la suite, mais pas le début sur la scène politique algérienne à se différencier de tous les autres mouvements politiques (tendance libérale de Bendjelloul et de Ferhat Abbas), les oulémas, les communistes algériens, qui, pour l'ensemble, revendiquaient en plus l'assimilation, qui plus est, tout le programme du nationalisme algérien se trouve dans le programme des revendications de l'Etoile nord-africaine. C'est dire que l'encadrement politique et idéologique du nationalisme trouve ses origines dans les revendications de l'ENA. -Donc, l'Etoile nord-africaine a été le précurseur et le fer de lance de ce combat ? Effectivement, nul ne peut nier le fait que ce sont les précurseurs de ce que j'ai appelé le nationalisme sépariste algérien qui veut dire la séparation de l'Algérie du colonialisme français, le rappeler aujourd'hui peut paraître anodin, le dire hier, revendiquer l'indépendance, en parler, l'encourager était considéré comme un crime et sanctionné de plusieurs décennies de prison. Ce qui veut dire que les militants de l'indépendance de cette première heure ont affronté avec beaucoup de courage des risques réels de prison et de mort. -Et parmi eux l'Emir Khaled, continuateur de l'œuvre d'Abdelkader ? L'Emir Khaled a été sans conteste une des première figures de l'élite algérienne, la 3e Internationale communiste sous l'égide de ses deux principaux dirigeants, Lenine et Trotsky, et la commission d'Orient de l'Exécutif de Moscou ont dirigé avec une grande attention le travail politique des communistes vis-à-vis des colons pour une raison bien simple, c'est que dans la stratégie de l'Internationale communiste, il fallait impérieusement contrecarrer les bourgeoisies des pays d'Europe, qui utilisaient travailleurs et soldats coloniaux pour les besoins de l'impérialisme colonial, il fallait impérativement à leurs yeux détacher colonies et coloniaux de la mainmise des pouvoirs libéraux européens. C'est la raison pour laquelle le travail de propagande politique parmi les coloniaux était stratégique et dans le cadre de cette stratégie, des communistes sont partis à la recherche de tout monument, tout groupement, tout parti politique des colonies qui étaient sur une position anticolonialiste et anti-impérialiste. L'Emir Khaled pouvait être de ces mouvements et dans ce cadre, l'Internationale communiste s'était mise en contact avec lui et son groupe, qui étaient en exil en Egypte pour prendre la tête du Mouvement national révolutionnaire … -Une correspondance existe entre les chefs de Moscou et le groupe Khaled... Plusieurs meetings furent organisés à Luna Parc, à Paris, sous l'égide et l'effigie de l'Emir Khaled en 1924-1925, dénonçant l'impérialisme et l'exploitation coloniale des colonies et coloniaux, mais pour des raisons qui restent encore obscures, l'Emir Khaled n'a pas rejoint, hélas, ce combat. -Votre travail de recherche s'appuie sur les témoignages, mais aussi sur les archives ? C'est un travail qui a eu la chance de s'appuyer sur une somme formidables d'archives et de documents dont le hasard a bien voulu m'ouvrir les portes. C'était loin d'être facile, mais cette exploitation volumineuse d'archives inédites, dont on peut citer les sources, comme celle Slotfom, déposées au ministères des Colonies, à Paris, décelaient plusieurs types d'archives secrètes : celles des différents services de renseignements policiers des 1er et 2e Bureaux, celles des différents services de renseignements militaires, différentes armes, celles de la Présidence du Conseil du gouvernement français et enfin celles de quelques services spécialisés dans le contrôle et la surveillances des émigrés algériens, comme le CAI. Les archives, je le répète, ont une valeur inestimable. Elles restent secrètes. J'ai eu un peu de chance parce qu'elles ont contribué à combler le trou des trente années de mystères sur les débuts du nationalisme indépendantiste… Il faut ajouter à cela une quantité d'archives importantes, celles du Parti communiste français relatives aux colonies et aux coloniaux. Cette somme d'archives a été évacuée clandestines vers Moscou après l'invasion allemande et rapatriées sous forme de microfilms et déposées initialement à l'Institut Maurice Thorez de Paris. Je dois dire mes remerciements au directeur de cet institut, Henri Alleg, et à René Gallinot, qui m'ont permis d'accéder à ces archives et de donner un contrepoids aux archives militaires et policières évoquées plus haut. -Mais vous conviendrez que l'histoire est parfois triturée, voire travestie, sujette à des manipulations... Votre question touche à un problème important, celui de l'authenticité et de la manipulation des archives et de l'histoire. L'immixion de la politique est parfois néfaste. Des historiens et des politologues ont inventé une sorte de nouvelle spécialisation : l'histoire des temps présents qui s'intéresse aux événements proches du présent qui font la part belle à l'immédiateté. Il est toujours utile d'écrire des séquences historiques quelle que soit la période. Le problème n'est pas là, mais plutôt dans l'honnêteté intellectuelle du chercheur, de celui qui écrit l'histoire de son expérience, de son objectivité et des précautions qu'il doit prendre pour éviter les pièges et les manipulations qui restent toujours de mise. Quand j'ai consulté les archives communistes, une partie d'entre elles était sélectionnée, manipulée mais, heureusement, je ne suis pas tombé dans ce piège. Il s'agit surtout des archives concernant la création de l'Etoile nord-africaine, le 12 juin 1926, et de tout ce qui concerne les relations entre les militants de tendance nationaliste qui prendront quelques années plus tard pour tête de file Messali Hadj et les militants adhérant au PCF qui suivaient les ordres de leurs dirigeants. Tout ce qui était relatif aux affrontements et aux différences de points de vue a été supprimé. Cette autre manipulation que je livre à la mémoire collective concerne un autre documement d'archives trouvé dans les archives du ministère des Colonies et qui concerne un volumineux support sur la biographie des militants révolutionnaires algériens, des mouvements séparatistes que j'ai trouvés là-bas et trouvés après moi par Benjamin Stora, qui leur ont servi de base fondamentale pour son ouvrage : Dictionnaire biographique publié par ses soins et qui aurait dû faire l'objet d'une vérification historique à une version policière de l'histoire. Dernier point intéressant, c'est la somme des archives policières du 2e Bureau français qui ont été livrées à Yves Courrière et qui ont constitué pendant longtemps la référence à l'histoire de la Révolution algérienne.