Le site, érigé durant l'époque coloniale, après une déportation massive des habitants des régions montagneuses, surplombe le pôle hydrocarbures de la ville, l'une des principales sources de devises pour le pays. Voici l'histoire incroyable de Ali, 78 ans, de Meriem, née en 1936, de Messaoud, 80 ans, de Mokhtar 76 ans, de Rachid, 86 ans, de Bouguerra, 82 ans, tous encore vivants… La liste est encore longue. Citer le nom des vieux habitants du bidonville de Bouabbaz risque de remplir toute cette page. Voire même d'en déborder. Bouabbaz, pour situer l'espace, est un immense bidonville implanté sur les hauteurs du mont du même nom, qui surplombe le versant est de la ville de Skikda. Depuis la nuit des temps, il a toujours représenté une tache corrodée de l'espace urbain de la ville. Sa dénomination a également été souvent utilisée, péjorativement, pour dénigrer ceux qui y habitent. Pour les stigmatiser aussi. Habiter Bouabbaz faisait de vous et de facto, un être douteux. Bouabbaz, l'histoire Historiquement, Bouabbaz reste le plus ancien et le plus grand bidonville de Skikda, l'une des plus riches villes du pays. Cependant, son implantation remonte aux années 1950, période durant laquelle le colonisateur français procéda à une déportation massive des habitants des régions dans le but de couper tout soutien aux révolutionnaires algériens, qui luttaient pour l'indépendance de leur pays. Les premiers habitants du bidonville de Bouabbaz sont originaires des montagnes de Collo, à plus de 60 km à vol d'oiseau de Skikda et aussi de Oued Bibi, une région côtière située à l'ouest. Historiquement, toujours, Bouabbaz n'est en fait que le surnom attribué à ces lieux après l'indépendance, car dans la réalité, ces lieux sont beaucoup plus connus sous l'appellation du Mont Mouader (le Mont de l'égaré). En s'engouffrant dans ces lieux, on a de suite l'impression de faire un voyage dans le temps. Les gens vivent bien en 2014, mais le décor, l'ambiance et l'atmosphère datent bien des années 1950. Paradoxal. Zoom sur le bidonville: de la tôle corrodée, des roseaux implantés en guise de bornes, des traces visibles de la bouse des vaches utilisées comme confortement des murs des gourbis, des masures vétustes et d'interminables sentiers toujours en escalade ou en grimpette, de la gadoue, des câbles électriques s'entremêlent et donnent aux lieux l'image d'une toile d'araignée géante, de la tôle encore et des enfants, des dizaines d'enfants qui jouent dans leur poussière en courant tout en communiquant, instinctivement, un sourire juvénile très gênant. En bas, à plus de 200 m, il y a la Méditerranée qui, vue de ces lieux, devient comme…effrontée. Plus à droite et toujours en bas, il y a le pôle hydrocarbures de Skikda. Le deuxième poumon de l'économie nationale, en assurant à lui seul plus du 1/3 des ressources en devises du pays. Il n'est qu'à moins de 300 m à vol d'oiseau de Bouabbaz. On s'engouffre à travers les sentiers sinueux du bidonville, suivi par un joyeux cortège de bambins. Il faut maintenant aller voir les vieux de Bouabbaz et humer l'odeur des humbles. Ali Ouertilani, octogénaire, est le premier «ancien» de Bouabbaz à nous accueillir. Il est le fils de Ramdane, mokkadem de la zaouïa de Cheikh El Ouertilani, de Oued Bibi. Il témoigne : «J'étais jeune à l'époque et j'habitais Oued Bibi. Les militaires français sont venus et nous ont obligés à quitter nos modestes demeures, car disaient-ils, nous aidions les fellagas (les révolutionnaires). Nos maisons seront brûlées devant nos yeux. On n'a rien pu prendre avec nous. Les femmes et les enfants criaient. On nous a embarqués sur des chaloupes pour nous déposer sur les rivages de l'îlot des Chèvres, au pied du mont Bouabbaz. On a grimpé la falaise, et une fois arrivés au sommet du mont, une partie de nous a été installée dans les baraques de la SAS, et les autres devaient trouver une solution pour construire des gourbis. Voici mon gourbi, je ne l'ai jamais quitté. J'ai eu huit enfants qui sont tous nés ici et ils s'y sont mariés à leur tour et continuent d'habiter à Bouabbaz.» A quelques encablures, Amti Meriem Merabet, 78 ans, et une jovialité lumineuse. Elle nous montre sa carte de vote de l'époque coloniale, disant : «J'avais 20 ans quand les militaires français nous avaient ramenés ici ; depuis, je me suis mariée avec un jeune de Bouabbaz et on a fondé une famille de 7 enfants. Le plus grand a 42 ans aujourd'hui et il vit encore avec moi. Depuis l'indépendance, on n'a cessé d'espérer avoir, un jour, un logement décent. Nous on va mourir et on passera le relais de l'attente à nos enfants. Que pouvons-nous faire mon fils…On attend et on espère toujours.» Mortalité infantile et misère Carrément à l'opposé, Messaouda Boulares n'a pas le cœur à la jovialité. Sur les rides qui lézardent son visage on peut lire et sentir tant de souffrances. Elle est au chevet de son homme, alité et gravement malade «Il va mourir sans avoir jamais eu droit à un logement. Toute sa vie, il n'a pas connu une salle de bain ou même des toilettes convenables. Depuis l'occupation, on vivait dans ce bidonville ; d'ailleurs on s'est mariés dans ce gourbi et on a eu 15 gosses. Les conditions difficiles dans lesquelles nous vivions ont emporté 11 de nos enfants. Il ne nous reste que 4 filles…». Comme la majorité des habitants du bidonville, Messaouda a été déportée avec ses parents. Elle n'avait que 19 ans à l'époque. Elle passera sa jeunesse au milieu de ces taudis et elle continue à ce jour d'y griller ses jours et ses nuits. Le malheur qui a frappé Messaouda en lui ôtant 11 enfants n'est pas le seul drame de Bouabbaz. On apprendra par la suite que la mortalité infantile dans cet immense bidonville était si élevée, que les habitants ont fini par ériger tout un cimetière réservé uniquement aux enfants. Des vieux témoignent qu'il ne se passait presque pas un jour sans qu'une ou plusieurs familles perdent un nouveau-né ou un enfant. En s'incrustant davantage vers le nord, on parvient presque à une falaise. Là on rencontre Rachid Saker, 80 ans, mais toujours l'œil vif et le verbe badin. A sa vue, une dizaine d'enfants courent à sa rencontre. «Non, non. Ce ne sont pas mes enfants. Je n'ai plus la force moi, ce sont mes petits-enfants et j'en ai plein. Ils vivent avec moi, comme leurs pères d'ailleurs. Moi, on m'a ramené des montagnes de Stora en 1958. Mes parents avaient érigé un gourbi sur le terrain qu'un Maltais avait accepté de leur louer. J'ai grandis ici et j'ai eu 9 gosses», dit-il. Des tombes pour les vieux On laisse âmi Rachid pour emprunter un chemin qui nous mènera à l'autre bout du bidonville. On arrive enfin au Fort de France. Une imposante caserne bâtie par les militaires français en 1845. Devant le portail corrodé du Fort désaffecté, on rencontre Bouacida Tahar, octogénaire, qui déclare : «Moi j'ai été déporté à El Match, l'autre grand bidonville de Skikda. Je suis venu implanter ma baraque ici en 1963. J'ai quitté un gourbi pour un autre. Ici au moins, les murailles du Fort peuvent me servir de fortification. J'ai fêté mon mariage ici et j'ai eu 6 enfants qui ont grandi ici.» Tahar connaît le Fort comme personne et il contribue, depuis 1963, à préserver l'édifice. En dépit de son âge, il nous fait faire le tour du propriétaire pour nous montrer le tunnel du Fort, les emplacements des anciennes batteries. On refait le chemin du retour. L'ambiance reste la même. Ces mêmes gourbis, cette tôle, ces sentiers, ces enfants qui courent toujours, mais au fond de nous, il y a comme un changement. On rencontrant Ali, Tahar, Rachid, la joviale Meriem et la triste Messaouda, et plein d'autres encore, l'ambiance du bidonville n'est désormais plus la même. On voit le bidonville d'un autre regard. Plus serein et plus sérieux en pensant à la souffrance endurée par ces vieilles et ces vieux qui ont égaré toute une vie au milieu de nulle part. Des vieux qui, aujourd'hui, continuent de se cacher dans leur tôle pour mourir et retrouver enfin une parcelle de terre pour se reposer. Leur tombe sera pour eux le seul bien que leur pays leur aura offert.