Un vent frais de liberté a soufflé, l'espace de quelques heures sur l'une des places fortes d'Alger, en face de la Faculté centrale, où ont convergé des dizaines de manifestants, hommes, femmes, jeunes et moins jeunes, pour éructer leur colère face à un pouvoir autiste. Brutalité policière contre courageux manifestants pacifiques. Bravant le quadrillage policier, le mouvement Barakat opposé au 4e mandat de Bouteflika a réussi à investir le boulevard de la Faculté centrale d'Alger, avant-hier. Un rassemblement vite et violemment dispersé. A peine les premiers manifestants scandèrent leur célèbre slogan : «Non au quatrième mandat», les forces de police chargèrent violemment. Arrestations à tout-va et sans distinction. Manifestants, passants et journalistes. Ibtihal, 20 ans, étudiante, et sa sœur Sara (23 ans) en faisaient partie. Elles sont venues exprimer discrètement leur solidarité avec les manifestants, elles se sont brutalement retrouvées embarquées dans un asphyxiant fourgon cellulaire. Une fois à l'intérieur, elles se retrouvent face à face avec leur père, lui aussi violemment interpellé, qui n'est autre que le directeur du quotidien Djazair News, l'écrivain H'mida Ayachi. Une scène surréaliste qui scandalise leurs compagnons arrêtés, Rachid, Zak et les autres. Une enseignante à la retraite, originaire de Lakhdaria, embarquée aussi, exprime sa fierté de se retrouver aux côtés d'une jeune génération d'indignés. «Octobre a donné ses fruits, les jeunes d'aujourd'hui sont courageux», glisse l'enseignante à l'oreille d'Ibtihal restée sereine face à l'inédite situation qu'elle vient de vivre. Sa sœur Sara, au téléphone, rassure sa maman en lui inventant un mensonge utile. «Tout va bien, on fait les boutiques», lui glisse-t-elle, avec un sourire narquois. Coincés à quatorze dans le tout blanc fourgon de police qui se lance à la recherche d'un commissariat «disponible» dans une Alger à la circulation politique et automobile congestionnée, les manifestants font connaissance, s'échangent et partagent leur indignation sous le bruissement du talkie-walkie du policier en attente d'une directive. Il faut dire que tous les commissariats d'Alger sont sollicités en cette journée de manifestation. Signe que l'appel de Barakat a drainé encore plus de manifestants. Chants révolutionnaires de Ferhat et Debza Impatients de quitter ce fourgon suffocant, les compagnons comme pour galvaniser le moral entonnent les chants révolutionnaires du groupe Debza, de Ferhat Imazighen et reprenant en chœur le fameux Mazalna thouwar, Nwaslou el michwar Hata el Intissar (Nous sommes toujours révolutionnaires, nous continuons le combat jusqu'à la victoire). Reprenant timidement ce chant, Ibtihal vient de faire son baptême du feu sous le regard fier d'un père qui est tout le contraire d'un papa poule. Plongé dans le silence, H'mida cogite dans sa tête de fou son histoire réelle mêlée à la fiction à écrire dans un fourgon de police en compagnie de ses deux filles. Pendant ce temps, le conducteur bloqué dans l'embouteillage de la ville s'énerve et fait des mouvements brusques pour agacer les «passagers». Imperturbable, l'enseignante replonge «l'assistance» dans l'ambiance des années de terrorisme qu'elle-même a vécues à Palestro. Une région touchée de plein fouet par la violence des années rouges. Elle raconte l'histoire sordide d'un officier de police qui a sauvagement torturé des jeunes manifestants lors de l'insurrection d'Octobre 1988. Quelques années après, l'Algérie bascule dans la barbarie terroriste, l'officier en question fut exécuté avant d'être jeté dans une rivière probablement par ceux-là mêmes qu'il avait torturés. C'est l'histoire d'un pays visiblement coincé indéfiniment dans une spirale de terreur, à l'image de ces manifestants enfermés dans un véhicule de police. «Comme nous, c'est toute une Algérie qui est enfermée. Dans un commissariat, en prison ou en liberté, les Algériens sont tous des condamnés en sursis», commente un jeune manifestant. Au bout d'une heure de circulation lente et crevante, le fourgon de police trouve enfin un commissariat prêt à accueillir des pourfendeurs du 4e mandat du candidat Bouteflika. C'est le commissariat de Ruisseau. Descendus du fourgon sous la haute surveillance des officiers de police et sous le regard ébahi des riverains, les manifestants entrent tête haute dans le commissariat lugubre et froid avant d'être entassés dans une petite salle. Arborant une mine gentille, le commissaire confisque les téléphones cellulaires et les cartes d'identité des personnes arrêtées, pendant que celles-ci poursuivent leurs discussions, ignorant superbement les policiers présents qui tendent discrètement l'oreille pour capter le contenu de la conversation. Ils sont convoqués un par un pour remplir un formulaire qui constituera sans doute un fichier de police pour chaque manifestant. Le fichage. Près de deux heures après, l'ordre est donné de libérer tout le monde. Les téléphones récupérés, les manifestants rassurent leurs familles, donnent des coups de fil pour prendre des nouvelles des autres détenus placés dans les différents commissariats de la capitale. «Tout le monde est libéré», lance Zak. Ainsi se termine ce jeudi de révolte. Le harcèlement policier a eu l'effet inverse. Les personnes arrêtées repartent confortées dans leur détermination à se battre pour la liberté. Pour Ibtihal, c'est une journée mémorable. Elle marque la naissance d'une conviction. Elle fait écho à la célèbre chanson contestataire 20 sena dhi laamriss (Elle a 20 ans). C'est symbolique d'un clivage entre un régime finissant qui refuse de mourir et un fort désir de liberté naissant.