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Rachid Tlemçani : «On est à la veille d'un dérapage qui rappelle Octobre 88»
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Publié dans El Watan le 09 - 03 - 2014

Rachid Tlemçani est enseignant-chercheur à la faculté des sciences politiques de l'université Alger. Il revient dans cet entretien sur la conjoncture politique actuelle, le 4e mandat et les scénarios possibles pour l'avenir du pays. Il prédit le pire et n'exclut pas un dérapage tel que celui vécu en octobre 1988.
- En dépit de sa maladie qui l'éloigne de plus en plus des affaires de l'Etat, Abdelaziz Bouteflika rempile pour un nouveau mandat. Contrairement à l'usage, l'annonce a été faite par son Premier ministre. Que signifie cet acte de candidature ? Est-il le fruit d'un consensus au sommet de l'Etat ? S'agit-il d'un passage en force du clan présidentiel ?

L'ensemble de la classe politique a été d'accord pour que le Président rempile pour un 3e mandat. Tout s'est joué en 2008. Les élites politiques, culturelles et militaires ont soutenu, si ce n'est pas tapageusement du moins silencieusement, le tripatouillage de la Constitution de 1996. Ce qui est extraordinaire, c'est que même «les capitaines de l'industrie», un groupe supposé être le fer de lance de la libre entreprise et de la démocratie, ont soutenu une présidence à vie et l'autoritarisme oriental. Le pouvoir, durant trois mandats, est parvenu à semer le pétrole pour récolter la paix politique au sein des groupes des affaires et des autres clientèles. Des partenaires étrangers ont également bénéficié de ses largesses. La machine a toutefois commencé à grincer lorsque le président Bouteflika était hospitalisé à Paris en été 2013. Des groupes disparates ont profité de sa longue absence pour discuter de l'application de l'article 88 stipulant sa destitution. Mais en entrant au pays, il a réussi à prendre de vitesse tout le monde en fomentant un coup de force. Il a fait un profond remaniement ministériel. Mais le plus difficile à accomplir, c'était la restructuration de l'armée, notamment le DRS, perçu comme un Etat dans l'Etat. L'enjeu fondamental de ce coup est l'accaparement de la totalité du pouvoir : pouvoir institutionnel et pouvoir occulte.

- Pourquoi le chef d'Etat veut-il rester au pouvoir, alors qu' il ne semble plus en mesure de gouverner ? Pourquoi veut-on imposer cette candidature, alors qu'il est totalement effacé de la vie politique et protocolaire ?

L'on constate que les chefs d'Etat dans les pays arabo-musulmans s'accrochent au pouvoir. Ben Ali est resté 24 ans aux affaires, Hosni Moubarak, 30 ans et Mouammar El Gueddafi, 40 ans. Ils ne quittent le pouvoir que dans un cercueil ou chassés par la rue. L'anthropologie culturelle pourrait probablement expliquer ce phénomène que l'on ne trouve pas dans les autres régions. Le président Nelson Mandela, par exemple, n'a-t-il pas quitté le pouvoir à la fin de son mandat en dépit du capital de sympathie qu'il a engrangé dans son pays et à travers le monde entier ! En Algérie, le chef d'Etat n'a plus les capacités physiques et intellectuelles pour assumer sa fonction. La chaîne de télévision publique animée par la mentalité de la guerre froide l'a finalement desservi en l'érigeant en «trophée» à plusieurs reprises. Malgré sa maladie invalidante, il s'accroche au pouvoir sans honte bue, à telle enseigne que l'Algérie est devenue la risée du monde. Même s'il souhaite se retirer des affaires, il ne lui sera pas facile de le faire. Il est devenu l'otage de groupes d'intérêt et de pressions contrôlant les réseaux de l'import-import et des affaires occultes. Ces groupes sans scrupule sont prêts à mettre le pays à feu et à sang pour préserver et fructifier leurs fortunes mal acquises et pour se mettre à l'abri des poursuites d'une justice indépendante. La Cour suprême ne vient-t-elle pas de célébrer son cinquantenaire dans un silence total sur les grands dossiers qui préoccupent les Algériens. Les Italiens ont pourtant alerté les Algériens sur les commissions et rétro-commissions dans les contrats entre l'ENI et Sonatrach.

- Les partisans du 4e mandat martèlent que Bouteflika reste le ciment de la stabilité du pays… S'y opposer veut-il donc dire que l'on tente de déstabiliser le pays ?

Depuis le début de la préparation de ce mandat, le discours sur «le complot ourdi contre l'Algérie» des années 1960 et 1970 a refait surface. L'orchestration de ce discours a fini par convaincre une large opinion, particulièrement au sein de la génération de tab djenane (notre époque est révolue). Toute manifestation publique est perçue aujourd'hui comme une forme de déstabilisation manipulée par une «main étrangère» ! Le danger réel ne vient ni de la Libye, ni du Sahel, ni de la France. C'est plutôt l'immobilisme ambiant dans tous les secteurs d'activité qui constitue en réalité la déstabilisation profonde en cours. Cette déstabilisation ne tardera pas à précipiter l'émergence d'un «printemps arabe» à l'algérienne. Pour rappel, l'Algérie a dépensé en 15 ans plus de 600 milliards de dollars pour finalement produire un système qui importe tout de l'extérieur, y compris l'équipe nationale de football !

- Les partis politiques et les nombreuses personnalités publiques ayant appelé le président de la République à prendre sa retraite politique et à quitter le pouvoir dignement en raison de ses soucis de santé restent sans voix après l'officialisation de sa candidature. Ont-ils reçu cette candidature comme un coup de massue ? Comment interprétez-vous cela ?

Ces groupes et personnalités restent en effet sans voix au sein de l'opinion publique. Leurs actions sont beaucoup plus une autre forme de lutte de clans qu'une lutte politique véritable. La particularité essentielle de cette lutte, c'est qu'elle a débordé dans la rue comme en octobre 1988. Mais cette fois, le pouvoir maîtrise les «trouble- fêtes» du sérail. Par contre, ce qui l'inquiète sérieusement cette fois-ci, ce sont les manifestations des jeunes à travers le pays. C'est la première fois que des Algériens manifestent dans les rues et les réseaux sociaux contre la tenue d'une élection. Il craint fortement que la contestation électorale fasse jonction avec la contestation sociale.

- La mise en place d'une période de transition revient dans tous les discours des partis de l'opposition. Mais l'approche diverge entre ceux qui demandent l'implication de l'armée et ceux qui veulent son retrait total et immédiat de la vie politique. Qu'en pensez-vous ?

C'est vrai que la question d'une période de transition est soulevée par une forte opinion. Une telle période risque de durer longtemps, il faut donc définir ses termes. Une transition pourquoi faire ? Quels sont ses enjeux, ses acteurs, son objectif ultime ? Il est grand temps pour construire une transition pacifique. Une nouvelle structure, tel qu'un conseil national, se chargera de conduire le pays vers la seconde République. La cooptation de ses membres doit se faire dans le vivier de la nouvelle génération, des hommes et femmes connus pour leur compétence, intégrité et probité. Ce conseil doit dégager, à son tour, un gouvernement provisoire, chargé de gérer les affaires courantes, tandis que les autres membres organisent la tenue d'une Assemblée constituante. Contrairement aux précédents gouvernements, celui-ci doit rendre des comptes au terme de son mandat. Quant à l'armée, il n'est plus utile de la vénérer d'une manière démagogique et puérile et la faire traîner par conséquent dans la boue, dans une «autre sale guerre». Elle doit se consacrer à sa fonction pérenne et à ses nouvelles missions de paix dans la région et dans le monde.

- Le changement pacifique espéré par tant d'Algériens peut-il venir de l'intérieur du système, comme le claironnent certains ?

Je pense que le régime a atteint ses limites congénitales depuis bien longtemps. Il n'est plus réformable de l'intérieur, contrairement à ce qu'attestent certaines personnalités dont leur grand souci est de revenir aux affaires, comme si l'Algérie est une propriété privée inaliénable. Evidemment le changement pacifique est possible, aujourd'hui plus qu'hier, et il est dans l'intérêt de tout le monde. L'homme ne naît pas violent, il le devient au cours de son existence, lorsque toutes les portes du dialogue lui sont fermées. Toutefois, la solution ne se trouve plus entre les mains de la génération «tab djenana» qui a passé son temps à fomenter des coups de force, mais dans celles de la période post-coloniale. Pour cela, il faut s'entendre sur une période de transition. L'Algérie n'a pas besoin d'un Zorro ou sauveur. Par contre, elle a besoin immédiatement de l'ouverture de la sphère publique, politique, syndicale et médiatique, à tous les Algériens.

- Comment voyez-vous l'après-17 avril ? Quels sont les scénarios possibles ?

Il est très difficile d'évaluer la situation actuelle. Elle est très volatile et risque de basculer d'un jour à l'autre. Aucun acteur ne dispose de toutes les cartes. Toutefois, les éléments structurants de la crise et de l'impasse nous permettent d'échafauder trois scénarios plausibles. Le premier est celui du statu quo qui perdurera durant le 4e mandat en dépit du tripatouillage de la Constitution qui aura lieu une nouvelle fois au lendemain de l'élection. Le nouveau vice-président serait simplement en charge de la gestion courante des affaires du pays. Aucune grande décision remettant en cause l'immobilisme ne sera prise. L'immobilisme ambiant appelé stabilité politique reste en vigueur. Comme deuxième scénario, un «consensus» représentant des islamistes, des démocrates et des nationalistes serait concocté dans les arcanes du pouvoir. Par ailleurs, il était question de ce type de consensus autour des éléments du FIS, du FFS et de Mouloud Hamrouche, un deal sous la direction de l'armée, et non pas sous l'hégémonie exclusive du DRS. Ce deal devrait respecter les intérêts «de particuliers, groupes et communautés». Ce deal, un Sant'Egidio en 2014, était sur le point d'être finalisé avant l'annonce officielle de la candidature de Abdelaziz Bouteflika. Finalement, ce cocktail explosif, appartenant à une époque bien révolue, ne s'est pas concrétisé pour des intérêts égoïstes. Comme troisième scénario, une intervention militaire n'est pas à exclure dans un avenir très proche. Certains ont fait déjà appel à l'armée pour sauver le pays du «chaos». L'enjeu est la mise en œuvre d'un scénario à l'égyptienne. Mais il serait très difficile de justifier un tel coup de force au sein de l'opinion publique internationale. Les islamistes ne constituent plus une force politique déstabilisatrice. Plus important que cette donne, la jeune génération d'officiers est légaliste, elle n'est pas putschiste.

- Peut-on envisager un autre cas de figure ?

Je pense qu'on peut théoriquement envisager un quatrième scénario. Rappelons tout d'abord qu'aucune élection présidentielle n'a provoqué autant de remous et de problèmes comme celle de 2014, soit à l'intérieur ou à l'extérieur du régime. En plus, elle s'inscrit, d'une part, dans un contexte régional marqué par une crise sécuritaire très aiguë et d'autre part, dans un contexte international marqué par une crise financière et économique inédite. Les retombées de cette dernière ont commencé déjà à peser lourdement sur le budget national et, par conséquent, il serait très difficile de continuer à acheter la paix des Algériens, peuple réduit à un tube digestif. En bref, on est à la veille d'un dérapage qui conduirait inéluctablement à un autre type d'Octobre. Cette fois-ci, la «main invisible» ne serait plus en mesure de contrôler la direction du mécontentement populaire qui a gagné en maturité entre-temps. Le sursaut national ne peut venir que de la nouvelle génération qui est en mesure de faire une coupure radicale avec les archaïsmes de tout bord et le règne des kleptomanes dans tous les secteurs d'activité.


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