Une certaine idée sur le mode de fonctionnement des économies de marché se généralise dans les milieux intellectuels et des affaires. Elle a été promue au milieu des années soixante-dix par l'économiste américain Arthur Okun. Dans un fameux ouvrage, celui-ci explique que plus une économie devient égalitaire, moins efficiente elle sera. A l'époque où il écrivait, le Rideau de fer n'était pas tombé et le monde était encore divisé en deux blocs : celui de l'Est, socialiste, et l'Ouest capitaliste. La plupart de ses exemples provenaient de ces éléments différentiateurs. Mais son analyse ne s'arrête pas là. Selon lui, même les économies de marché qui se structurent pour promouvoir plus d'égalités économiques deviennent moins efficaces. Une telle idée est très répandue dans les pays fortement libéraux. Les économistes de ces pays préfèrent parler plutôt d'égalité d'opportunités. Cette ligne de pensée est en train d'inspirer beaucoup d'institutions et d'économistes dans les pays en voie de développement. L'idée des économistes libéraux serait de structurer une égalité d'opportunités et accepter toutes sortes d'inégalités économiques et sociales qui en résultent. Il faut seulement garantir un minium d'ascension sociale grâce au processus de création d'entreprises et à l'éducation. Les crédits à la formation et à la création d'entreprises deviennent les seuls ascenseurs sociaux des catégories défavorisées. Si ces dispositifs existent, alors pour ces économistes, ceux qui seraient au sommet de la pyramide le méritent parce qu'ils auraient produit x fois plus de richesses à la communauté que le «peu» de ressources qu'ils détiennent. Le verdict de l'histoire Cette idée de créer beaucoup d'inégalités pour être plus efficace n'est pas tout à fait nouvelle. C'est surtout sa propagation qui serait la caractéristique essentielle depuis les années soixante-dix. Nous ne manquons pas d'explications sur les causes et les conséquences d'un tel essor. A partir du début des années quatre-vingts, le libéralisme pur et dur s'est saisi de la pensée économique et surtout des institutions internationales comme la Banque mondiale et le FMI. Les pays occidentaux avaient basculé dans d'idéologie ultralibérale. La dérégulation et le rétrécissement du périmètre de l'Etat étaient devenus le nouveau dogme. Thatcher et Reagan trônaient sur le monde. Même les départements d'économies les plus prestigieux avaient adapté en conséquence leurs programmes. Les branches économiques les plus usitées concernent la finance : marchés financiers et gestion de portefeuilles permettaient à des armadas d'économistes de regagner des départements bancaires fortement rémunérés. Les nouvelles filières donnaient l'illusion d'une scientificité hors de critique du commun des mortels. Les équations physiques étaient utilisées dans les modèles financiers (formule de Black and Scholes) et les prix Nobel suivirent. Mais ce qui a sans doute le plus contribué à l'essor du libéralisme pur et dur pourrait bien être l'effondrement du Mur de Berlin. Au moment où l'idéologie libérale était à son summum, les ex-pays de l'Est commençaient à dévoiler toutes leurs faiblesses : statistiques tronquées, gouvernance débridée, inégalités criantes et libertés d'opinions supprimées. La plupart des analystes avaient suggéré que c'est là un des acquis des pratiques du néolibéralisme ; d'autres victoires allaient suivre. On a confondu faiblesses internes des ex-pays socialistes avec les conséquences du néolibéralisme. Non content de trôner sur les institutions des pays avancés, le libéralisme pur et dur voulait conquérir le monde. Il se veut, se croit universel. Un pays en voie de développement ou en transition n'aurait qu'à adopter la recette libérale pour postuler au développement et au bonheur. Si bien que le programme portait un nom que l'on voulait exporter un peu partout dans le monde : le consensus de Washington (vérité des prix, équilibre budgétaire, ouverture des marchés, taux de change déterminé par le marché, etc.). Les différences culturelles, institutionnelles et historiques étaient toutes gommées par un modèle qui se veut universel et incontournable. Sur le plan micro-économique, une des conséquences de ce tsunami intellectuel serait de minimiser les transferts sociaux et les programmes de tout genre qui réduisent les inégalités. L'Etat doit surtout veiller à son équilibre budgétaire et réduire sa taille dans l'économie nationale. Ceci induirait, disait-on, une telle efficacité que les couches les plus défavorisées verraient leur bien-être s'améliorer puisque la croissance et l'emploi seront les conséquences les plus attendues de ces choix. Et pourtant on commence à en douter Durant les deux décennies des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, on disposait de peu de recul pour trancher. Le débat était surtout une question d'opinion. Les rares exemples disponibles étaient très peu fréquents et très débitables. C'est au niveau des pays en voie de développement ou émergents que les premiers problèmes apparurent. La crise mexicaine, puis surtout la crise asiatique (1997) peuvent être facilement tracées aux politiques et pratiques néolibérales. Les pays asiatiques (Corée du Sud, Malaisie, Indonésie, Thaïlande) faisaient des taux de croissance moyens de plus de 6%. L'Etat pilotait le développement grâce à un secteur privé émergent dynamique et un secteur public stratégique qui s'occupait des investissements, d'éducation, d'infrastructures et autres. Même si la jeune gouvernance était perfectible, les résultats faisaient l'admiration du reste du monde. Et voilà que les institutions internationales leur recommandaient de libéraliser le marché des capitaux et donc s'ouvrir à toute sorte d'investissement. Ils attirèrent surtout les investissements spéculatifs qui ont déstabilisé les pays au point où en 1979 la décroissance de l'économie fut spectaculaire (-5% pour l'ensemble de la zone). Des économies aux fondements solides allaient être terrassées par divers mécanismes liés aux spéculations sur la monnaie, l'immobilier et les marchés boursiers. Le fait le plus important est que durant les années de forte croissance mondiale (entre 1945 et 1974) que les inégalités au sein des pays développés étaient les plus faibles. En fait, une croissance forte a pour la plupart été accompagnée d'une faible inégalité. Les statistiques mondiales montrent que les inégalités en termes de revenus baissaient de 1940 à 1980. Les données du long terme seraient donc en contradiction flagrante avec la vision néolibérale. Par contre, elle corrobore beaucoup mieux la doctrine keynésienne, appliquée de nos jours avec de meilleurs résultats par les pays scandinaves. Mais un avertissement s'impose dans ce domaine. Les résultats d'une politique keynésienne ne sont pas évidents dans la plupart des pays en voie de développement. Les problèmes de gouvernance et d'efficacité managériale en sont les principales raisons. Mais là, nous ouvrons un tout autre débat. Cependant, dans le contexte des pays émergents et industrialisés, il fait peu de doute qu'une politique qui combat les inégalités produit plus et non moins de croissance. Il est admis et statistiquement vérifié que les couches défavorisées dépensent une proportion très élevée de leur revenu. Ils contribuent plus à faire du chiffre pour les entreprises, donc à embaucher et croître. Ce mécanisme est bien connu en économie. Mais l'ultralibéralisme par un tour de passe-passe l'a relégué au second plan. Le monde a besoin de plus de ressources et plus d'économie pour faire face à des défis sans précédent : environnement, climat, pauvreté, égalité, etc. Mais c'est à ce moment-là que l'ultralibéralisme induit plus d'inégalités et plus de dégâts à tous les niveaux.