Dans son ouvrage Réflexions sur la guerre d'Algérie qu'il m'a affectueusement dédicacé, mon ami et frère Mohamed Hammoutène, au-delà de l'aspect amical et relationnel, m'a apporté un éclairage sur cette période de la guerre de Libération nationale quand le cerveau d'un enfant ne pouvait comprendre et analyser la situation tragique que le peuple algérien subissait. Je l'ai pris entre mes mains et l'ai plaqué sur ma poitrine pour lui faire sentir les palpitations de mon cœur, exprimant ma joie de le recevoir, en l'entourant de mes bras comme on enlace un enfant. Cette manifestation physique et neurovégétative du cœur n'est que l'expression d'un sentiment raisonnable du cerveau humain qui puise son énergie dans l'apport intellectuel. Quoi de plus «nourrissant» qu'un livre et un livre-témoin d'une époque et d'un espace le plus marquant de notre vie, celle de notre enfance subissant des événements tragiques, inconscients, impuissants, meurtris, témoins innocents de tant de malheurs, touchés dans notre propre chair. Certes, j'ai toujours été sensible et je n'ai jamais oublié cette période. Le peut-on, même si on le voulait ? «On est marqué par son enfance», comme disait l'écrivain Jean-Daniel Ben Saïd, juif sépharade, originaire de Blida, grand militant de la cause algérienne, directeur de la revue Le Nouvel Observateur, à l'occasion de la cérémonie de remise du prix Honoris Causa par l'université d'Alger, en présence d'un parterre de professeurs, de nombreux ministres et du président de la République, qui avait employé, entre autres, cette expression comme tant d'autres. Que Jean-Daniel ne m'en veuille pas de le plagier, car je risque de traduire incomplètement voire incorrectement certains de mes propos et de mes analyses sur l'auteur du livre Réflexions sur la guerre d'Algérie, l'instituteur, l'inspecteur des centres sociaux, le militant FLN, le martyr de la Révolution algérienne : Ali Hammoutène. Jean-Daniel disait : «Je suis juif, Arabe, Français, me refuser une partie de ce que je suis, c'est m'amputer d'une partie de mon être.» Ali Hammoutène est musulman, Algérien, Berbère, Arabe par la langue et de culture française arrachée à l'école laïque et républicaine de la période de la «longue nuit coloniale».Cette langue et cette culture font partie «du butin de guerre», comme le prônait l'écrivain militant, Kateb Yacine. Ali Hammoutène, comme tous nos maîtres de classe de l'école laïque, militait, luttait sur plusieurs fronts de la société majoritairement musulmane. Notre communauté a subi les affres les plus abjects de la bête immonde représentée par la minorité des ultras de l'Algérie française. Notre peuple vivait dans la misère, la souffrance, l'ignorance, les maladies. Les quelques Algériens qui ont pu accéder à l'école et poursuivre leur scolarité étaient rares… Seule une infime partie a pu accéder à l'université. L'instituteur représentait l'exemple même de la réussite. Il incarnait pour nous, gamins que nous étions, tout ce que Dieu a créé de bien. C'est le «prophète laïque sur terre», expression certes personnelle, mais qui lui sied parfaitement et dans la logique des choses qui touche à tous les domaines de la vie : «Lis» est la première sourate du Saint Coran. N'est-ce pas la première mission de l'instituteur ? Les leçons de morale ne sont-elles pas la base de l'éducation des enfants ? «Liberté-Egalité-Fraternité» ont été les dogmes de la Révolution de 1789, mais ont-ils été appliqués à notre peuple ? Cela est une autre affaire... Mais, enfants nous y croyions, adultes nous continuons à le croire pour les peuples de toute la terre et surtout les peuples du Tiers-Monde opprimés. Ali Hammoutène fait partie de cette race d'hommes qui ne s'avouent jamais vaincus, respectueux de leurs principes immuables, de protéger la veuve et l'orphelin de ces pères morts dans les maquis ou disparus après avoir été torturés. C'était pour autant des veuves, des orphelins, des femmes, des enfants abandonnés de familles misérables que les centres sociaux, chers à la grande humaniste et ethnologue Germaine Tillon, avaient été créés et à leur tête, Ali Hammoutène et Mouloud Feraoun. Leur tâche était des plus nobles, mais aussi des plus ardues, des plus contraignantes et des plus risquées. Tous ceux qui étaient pour l'émancipation de notre peuple, qui l'aidaient, qui voulaient le sortir de sa condition misérable étaient considérés comme des hommes du FLN, des cadres et responsables du FLN, son élite, sa tête pensante. Ils étaient considérés comme des ennemis, pire, des espions infiltrés dans des structures de l'Etat activant pour le compte du FLN. Les ultras ne pouvaient, ne voulaient comprendre l'œuvre humanitaire de ces intellectuels d'origine et de religions différentes, animés par la même et unique conviction inébranlable de dénoncer, lutter, s'opposer à toute forme d'oppression, de ségrégation, d'exclusion, de racisme et de dénégation de tout un peuple. Certes, Albert Camus, prix Nobel de littérature, le natif de Mondovi près de Annaba, l'enfant du quartier populaire et populeux de Belcourt, à Alger, orphelin de père et élevé par une mère sourde, presque muette et analphabète, était pour l'émancipation du peuple autochtone musulman, mais pas pour l'indépendance de l'Algérie. Il était contre toute forme de violence quel que soit son camp et quelle que soit la raison qui la motive. Sa fameuse phrase, lors de la cérémonie de la remise du prix Nobel à Stockholm, en Suède, avait scellé son isolement des deux camps.Camus, le grand Camus, qui avait atteint la plus haute marche de la gloire du rang intellectuel et social, avait signé, le jour-même de sa gloire, sa propre chute. A cause de sa mère qui n'a jamais été la cible d'un attentat et de la justice française qui n'a jamais plaidé contre cet attentat imaginaire et virtuel, il a pris position pour sa mère contre la justice. «Si j'ai à choisir entre la justice et ma mère, je choisirais ma mère», avait-il dit. Il n'a pas choisi le camp qu'il fallait, celui des justes qui défendait les opprimés, des intellectuels qui étaient ses amis, des existentialistes. Le camp de Jean-Paul Sartre, des Jeanson, Simone de Beauvoir, Henri Alleg et tant d'autres qui défendaient, soutenaient, accompagnaient, aidaient par tous les moyens la cause algérienne. Il en a été de même pour celui qui était votre ami, l'écrivain Mouloud Feraoun et son collègue, son ami, son frère de combat, Ali Hammoutène, responsables de centres sociaux. Eux, sont les dignes fils de cette Algérie. Ils n'ont pas eu à choisir leur camp. Ils étaient pétris de cette terre algérienne, chaque atome de leur corps venait de cette terre. Ils respiraient, se nourrissaient, parlaient, s'habillaient, se divertissaient et se perpétuaient depuis des millénaires sur cette terre, et, hasard de l'histoire, Ali Hammoutène et Mouloud Feraoun sont nés dans cette même région montagneuse, notre Kabylie natale. Leur venue au monde, petite enfance et adolescence ont baigné dans les mêmes traditions et coutumes ancestrales. Les deux étaient fils de paysans aux conditions très modestes, voire pauvre. La dureté de la vie en Kabylie a contraint leur père à émigrer pour subvenir aux besoins de leur famille. Tous les deux ne pouvaient être que de brillants élèves pour avoir réussi leurs études. La sélection était des plus sévères. Les deux ont surmonté tous les obstacles pour voir aboutir leur consécration. D'abord leur admission à l'Ecole normale d'instituteurs, leur formation dans ce prestigieux sanctuaire du savoir, leur sortie sanctionnée par un diplôme et le début de leur carrière d'instituteurs tant attendue par leur famille et la population avide de savoir. Les missions du maître sont multiples. Elles touchent tous les aspects et tous les domaines de la vie. L'école, c'est la vie… Je n'ai jamais rencontré Ali Hammoutene, je peux en dire autant de Mouloud Feraoun ou d'Albert Camus. Mais les trois auteurs sont connus pour les œuvres qu'ils ont léguées à l'humanité et qui constituent un héritage pour l'éternité. Il est vrai que Ali Hammoutène n'a pas laissé une œuvre importante, une œuvre inachevée, car ravi tôt et jeune à la vie. Il ne pouvait être que de la trempe des grands écrivains. La pertinence de ses analyses dans Réflexions sur la guerre d'Algérie aussi bien dans le style de l'écriture et l'anticipation sur les événements marquants de l'époque et ses questionnements sur la naissance, la création des nations, qu'il ramène à son propre pays est clairvoyante. Il ne peut laisser indifférent tout lecteur qui voit en l'auteur un grand écrivain contemporain, un témoin analysant l'homme dans sa complexité, ses contrariétés, ses faiblesses.L'homme n'est ni ange ni bête et capable du meilleur comme du pire. Les colonisateurs ne pouvaient être que bêtes immondes et pires. Le livre de Ali Hammoutène est une synthèse et un condensé de bon nombre d'ouvrages sur la guerre d'Algérie, avec la particularité d'en être le précurseur. Je disais à son fils Moh, même sans avoir connu son père, je m'inscris dans le même ordre que lui sur plusieurs aspects. J'ai certes l'âge de ses enfants, mais contrairement à eux et comme leur père, je suis né non pas à la même époque, mais dans presque les mêmes conditions. Nos pères avaient le même profil social, paysans commerçants, de même niveau scolaire. Ils étaient très liés dans la vie, fréquentant le même cercle, militant dans le même parti politique, l'UDMA de Ferhat Abbès. Nous sommes nés dans le même quartier populaire de la haute ville de Tizi Ouzou, avons fréquenté la même école indigène Jean Maire dans notre quartier Aïn Hallouf, puis le seul collège de toute la wilaya de Grande Kabylie. Notre parcours, dans l'espace tizi ouzéen et à la même période coloniale, était commun et presque identique. Nous étions pétris du même environnement culturel tizi-ouzéen. Nos milieux étaient des plus traditionnels, et nous avons été élevés dans les valeurs familiales basées sur le respect et la solidarité envers autrui. A travers vous, ses enfants, j'ai découvert votre père. A chacun de vous, il a légué une partie de son être. Garçons et filles, vous vous êtes appliqués à lui ressembler, à le faire renaître en vous avec les valeurs qui étaient siennes, qu'il véhiculait et qu'il a eu le temps de son vivant d'inculquer à ses grands enfants en âge de comprendre. La maman, comme nos mères de l'époque, n'était pas instruite, mais elle veillait à ce que les devoirs soient faits et que les plus grands apprennent aux plus jeunes. Votre retour à Tizi Ouzou dans la maison familiale, chez vos grands-parents, vous a replongés dans un mode de vie différent de celui qui était le vôtre. Il a fallu vous réadapter à un environnement des plus traditionnels et des plus austères, au contact de nouveaux camarades issus de milieux populaires, de culture rudimentaire et très conservateurs. Les parents étaient le plus souvent peu instruits ou illettrés. Malgré tous ces aléas, la vulnérabilité et la fragilité dues à votre prime enfance, vous avez pu surmonter toutes les difficultés, vous avez poursuivi et réussi vos études. Votre père peut être fier de vous. Les enfants Feraoun ont subi le même destin tragique que vous. Les deux familles ont eu le même parcours. Vos pères sont nés dans la même région, ont suivi le même parcours, fréquenté le même collège, étudié dans la même prestigieuse Ecole normale supérieure, enseigné dans le domaine de l'éducation et activé dans les mêmes centres sociaux. Ils ont été exécutés pour la même cause, pour le même idéal. Leur sang a coulé, s'est mélangé et s'est confondu. Troublante coïncidence pour ces deux hommes. Même itinéraire dans la vie, le rendez-vous à la même heure pour le départ dans l'au-delà.Vos noms ne peuvent que rester gravés d'une façon indissociable pour l'éternité. Gloire et éternité à nos martyrs pour que vive notre Algérie libre, indépendante dans la citoyenneté et la démocratie. Ali Hammoutène a été assassiné par l'OAS le 15 mars 1962.