Le restaurateur, ce jour-là, s'était excusé de ne pas avoir de cure-dents, la boîte était vide et il avait oublié d'en acheter pour ses clients. Rachid n'aimait pas avoir des restes de repas entre deux dents, cela le gênait énormément. Dans ces cas-là, il n'avait de cesse de « bricoler » dans sa denture qu'il n'ait enlevé ces restes, aussi lui fallait-il quelque chose lui permettant de s'en débarrasser. Ce jour-là, il n'avait pas d'allumette, mais un briquet, car d'habitude, il pouvait se servir d'un bâton d'allumette en l'affûtant avec ses dents pour le rendre exactement comme un cure-dent. Il rejoignit son bureau, tout en suçant ce quelque chose qui est coincé entre deux dents, espérant le détacher avec sa langue. Peine perdue. Il savait que s'il avait un dentier, il ne sentirait pas ce corps étranger dans sa bouche, ce dernier ne l'aurait pas gêné ou ne gênerait pas. Il venait de s'avachir sur la chaise quand Rafik, le chef de service, arriva en trombe, ouvrant la porte avec brutalité et disant : « Pourquoi n'as-tu pas fini le travail dont je t'ai chargé ? Quel travail ?... Le bilan mensuel ?... Nous nous sommes entendus de le faire samedi prochain, tu aurais oublié ? Non, tu devais le faire il y a deux jours déjà. Ce n'est pas sérieux, et je vais prendre les mesures nécessaires pour remédier à cette négligence. » Rachid s'était levé, après avoir pris un trombone qu'il avait déplié, puis, se mettant à farfouiller dans sa bouche, dit d'une voix à peine audible : « Non, mais, qu'est-ce que tu dis ? Qu'est-ce que c'est que ces mesures ?... Tu es en train de me menacer ? Je ne te menace pas, je vais appliquer la réglementation en vigueur à ton encontre. Si jamais tu fais quoi que ce soit de ce genre, tu le regretteras toute ta vie. » Ce disant, Rachid sursauta, la bouche ouverte et dégoulinante de sang ; il venait de se piquer avec le trombone. Il lança des jurons contre ce satané bidule, en contournant le bureau pour venir se mettre en face de Rafik. « Tu me casses les pieds avec tes histoires ! Que veux-tu à la fin ? Tu vas le voir », répliqua Rafik en se retournant pour sortir. Rachid le prit par un pan de la veste, disant : « Fais attention à ce que tu vas faire !... » Rafik, qui fit un geste brusque pour dégager sa veste de la prise de Rachid, le poussa énergiquement des deux mains. N'eût été le bureau qui le retint, Rachid aurait pu avoir mal. Fulminant, il chargea Rafik en le frappant d'un coup de poing énergique sur le visage avec toute la force de son élan et de son poids. Le chef de service ira percuter violemment le mur du couloir et tomba raide. Le rejoignant, Rachid allait lui assener un autre coup de poing, mais se ravisa, rouvrit sa main, vit le trombone, et, d'un geste automatique, se remit à se curer les dents. A ce moment, plusieurs employés, alertés par le bruit de la bagarre, sortirent de leur bureau et vinrent auprès d'eux. Même après que l'ambulance eut emmené en urgence Rafik, Rachid, l'air cependant éperdu, n'en avait pas fini avec le curage de ses dents.