La nouvelle ministre de l'éducation nationale, prise à partie par certains cercles arabo-islamistes, répond dans l'entretien qui suit à toutes les questions le secteur de l'éducation aujourd'hui. -Les vieux démons se réveillent ! Vous avez subi des attaques pour vos origines prétendument juives. Qu'est-ce qui motive cette hostilité ? Je pense très sincèrement que c'est un combat d'arrière-garde. Pour les vieux démons, on n'est plus aux années 1970 ou 80, on est en 2014. Je suis une Algérienne, sans complexe. -Et pour vos origines ? C'est une méconnaissance totale et dramatique, et une absence de culture qui trahit ceux qui ont colporté ces informations. Mon grand-père, le fondateur de la Mosquée de Paris, était un grand humaniste. On reproche à cet homme son humanisme, lui, qui durant la Deuxième Guerre mondiale a sauvé des Juifs aux côtés des Arabes qui ont vécu dans la paix totale. Ce qui dérange est de porter aujourd'hui un nom qui représente cette paix fondée sur un grand humanisme. -L'école algérienne est-elle sinistrée ? Très honnêtement non. Non ; pourquoi ? Parce qu'ayant eu à suivre toute l'évolution du système et ayant eu également à mener des enquêtes, j'ai constaté qu'il y a une telle complexité du système que vous pouvez avoir des zones et des classes où ça fonctionne de manière remarquable comme vous pouvez avoir effectivement des lieux, des espaces où les choses ne vont pas du tout bien. Lorsqu'on dit avoir près de huit millions et demi d'élèves scolarisés, ce serait à mon sens injuste de dire que l'école est sinistrée. Si je qualifie l'école de sinistrée, c'est aussi ne pas rendre hommage à ceux qui font des efforts gigantesques, et c'est, dans ce cas-là, partager simplement le point de vue de certains... Je n'ai jamais dit que l'école est sinistrée et ce n'est pas à moi de le dire maintenant. Seulement, je confirme que l'école vit un malaise. Photo : Souhil B.
-Je vous ai posé la question en référence à vos positions. Lorsque vous étiez au Crasc vous avez été critique à l'encontre du secteur éducatif. Faites-vous le même constat aujourd'hui en étant à l'intérieur du système ? En réalité, il y a des choses qui m'ont étonnée dans un sens comme dans l'autre. Je commence par les points positifs : le secteur a acquis un niveau de professionnalisme. Je prends juste l'exemple de l'organisation des examens. Je ne vous le cache pas, j'ai été extrêmement surprise surtout lorsqu'on voit la déliquescence dans certains domaines et dans certains secteurs, notamment en rapport avec la règle de droit et de procédures. J'ai visité l'ONEC et au moment du déroulement de l'ensemble du processus, j'ai été impressionnée. C'est comme une machine de guerre. -Votre désignation à la tête de ce ministère coïncide justement avec les examens de fin d'année. Il s'agit là de votre premier test. Comment se présente l'organisation de ces épreuves ? Du point de vue organisationnel, je pense que nous sommes fin prêts. Bien évidemment, un pays aussi vaste que l'Algérie ne nous permettrait pas de donner des garanties à 100%. Ce sont des établissements qui fonctionnent avec des êtres humains et il suffit d'une petite allumette pour créer une situation insoutenable aux conséquences néfastes. Mais en ce qui nous concerne, on regarde du côté de la mécanique. Je distingue entre la mécanique qui est bien huilée et bien rodée et cette mécanique appliquée dans les contextes, que vous connaissez mieux que moi, où il y a des enjeux et des jeux. Ceci dit, j'ai rencontré les syndicats il y a une quinzaine de jours et il me semble qu'il y a, c'est du moins ce que j'ai ressenti vis-à-vis d'eux, un esprit de responsabilité partagée. La plupart sont des parents d'élèves. Ils ont des enfants et ils sont unanimes à dénoncer le phénomène de la triche. Je crois que si l'on tente de rééditer le scénario de l'année dernière, c'est toute l'Algérie qui en subira les conséquences. -L'année dernière un dispositif antitriche rigoureux avait été mis en place, mais cela n'a pas empêché les candidats de frauder? Qu'en est-il pour cette année ? Juste pour cibler. Oui, il y a eu fraude l'année dernière. Oui, dans certains établissements, mais c'était une minorité. Des 600 000 candidats, il y a eu 2300 fraudeurs. Même s'il y en avait un seul, ce serait un de trop et ce n'est pas à moi en tant que pédagogue de le minimiser. C'est juste pour repositionner la question dans son ensemble, ce qui s'est passé l'année dernière est condamnable et ce qui s'est passé cette année est aussi catastrophique. Des élèves ont saccagé un lycée parce qu'ils ont été empêchés d'y entrer. Ce genre de comportements est indicateur d'un malaise. L'année dernière, il y a eu aussi dans certaines régions une complicité parents/enfants. C'est du jamais vu dans les annales de l'histoire : comment des parents deviennent complices d'une fraude. A quel type d'éducation et à quel type de valeur sommes-nous confrontés ? Cela signifie qu'il s'agit là de la partie émergée de l'iceberg. Il y a une nécessité de déployer et de développer une charte d'éthique. Photo : Souhil B.
-L'année dernière, le ministre de l'Education avait décidé d'appliquer la loi contre les tricheurs, mais le Premier ministre a court-circuité cette décision en allégeant les sanctions… Oui, mais les tricheurs ont tous été sanctionnés. L'on retiendra cependant la remise en cause par le Premier ministre des décisions du ministre de l'Education nationale.C'est la crédibilité de celui-ci qui a accusé un coup… Là, nous sommes vraiment dans le domaine du politique et d'une gestion politique d'une situation. Nous pourrions aussi accréditer l'idée que si une telle décision a été prise, c'est qu'elle pouvait s'imposer aussi, certainement de l'extérieur mais aussi par rapport à un contexte géostratégique. L'année dernière, et c'est une première, un dispositif antitriche rigoureux avait été mis en place, mais la nouveauté pour cette année et pour que nul ne puisse ignorer la loi, nous avons essayé, en tant que ministre, de mettre l'information au plus près de l'élève. Nous avons envoyé des dépliants en même temps que les convocations, nous avons affiché le contenu de la loi contre la triche dans les salles de classe. On peut retenir l'effet de surprise l'année dernière, cette année, les candidats ne peuvent pas dire qu'ils ne connaissent pas la loi et nous serons intransigeants. Les tricheurs seront exclus pour une durée de cinq ans. Est-ce que l'enjeu vaut l'exclusion ? Nous avons également mis trois surveillants et pour jouer un rôle dissuasif, nous avons élaboré des autorisations. Nous avons constaté que lorsque les épreuves débutent, il y a une navette entre la classe et les toilettes. Le fait de prendre une autorisation a un rôle dissuasif. S'il y a des infractions, la loi sera appliquée dans toute sa rigueur. -Aujourd'hui, le secteur est confronté à une problématique grave qui est le seuil des cours. Une exception qui est devenue une exigence. Comment allez-vous agir pour rétablir la situation ? Vous avez raison de dire que ce problème s'est installé dans le temps. Cette mesure dure depuis 7 ans. Ce qui était une situation exceptionnelle en 2008, à cause de la longévité des grèves, est devenue aujourd'hui un droit. Elle s'est non seulement imposée mais, mieux encore, dans certaines wilayas, on nous demande de faire au-delà du seuil : c'est-à-dire le seuil du seuil ! Ceci est grave. Là on aura une Algérie à configuration multiple ; seuil 1, seuil 2, seuil 3. Peut-on appeler cela un baccalauréat national, qui, lui, est un grade universitaire ? -Vous savez qu'aujourd'hui le taux d'échec en première année à l'université se situe entre 70 et 80%. La mise en œuvre de ce qui était exceptionnel et qui est devenu au fil des négociations un acquis a causé d'énormes contraintes à l'enseignement supérieur. Comment allez-vous endiguer ce problème ? De diverses manières : la première en expliquant qu'aujourd'hui comparativement aux autres pays, l'Algérie est loin du peloton de tête en matière de semaine d'enseignement. Nous faisons 30 semaines d'enseignement et ailleurs, c'est entre 38 et 40. C'est la même chose en matière d'heures d'enseignement. En faisant cette comparaison et en nous mettant à niveau sur l'international, nous remettons les pendules à l'heure. Actuellement, notre objectif est de redonner du sens à la réforme du système éducatif qui a été mise en œuvre mais qui n'a pas bénéficié, malheureusement, de toutes les conditions. Parmi ces dernières, une est importante : la stabilité. La réforme appliquée à partir de 2002 a été un peu en décalage, en fonction des contextes, surtout politique. En somme, il y a eu une sorte de désarticulation. Photo : Souhil B.
-Vous confirmez que la réforme a été vidée de sa substance ? Vidée de sa substance non, mais le fait qu'il n'y ait pas une mise en cohérence l'a affaiblie. La réforme a été insuffisamment prise en charge en termes d'explication et de sensibilisation. Lorsque la commission Benzaghou a finalisé le projet de réforme, nous avons établi un pronogramme et on a expliqué que pour le mettre en œuvre, il faut, absolument, se mettre en lien, non seulement avec la société mais avec l'ensemble des acteurs. Si on applique la réforme par petits bouts, inévitablement nous perdons son fil conducteur. Depuis que je suis à la tête du ministère, j'ai lu des dizaines de rapports et je déduis que nous avons les ingrédients nécessaires pour mettre sur les rails cette réforme. De mon point de vue, il y a un optimisme parce que tous les ingrédients sont là et ces derniers ont été préparés par mes prédécesseurs. Si nous mettons en synergie ces ingrédients, je pense que le saut qualitatif dont tout le monde rêve peut devenir une réalité. -Mais avec l'application de cette réforme, il y a eu un désordre. Les parents, les élèves, les enseignants se plaignent de la surcharge des programmes et du contenu des manuels… Dans le désordre, il y a eu beaucoup de confusion. Le rapport Benzaghou n'a pas été mis à la disposition de la communauté éducative pour lequel tout le monde est partie prenante. Il fallait vendre la réforme Benzaghou. Il fallait la mettre à la disposition de tout le monde. Une réforme a besoin d'être expliquée. -Une évaluation de la réforme a été faite par les services de ce département. Baba Ahmed avait annoncé quelques mesures pour la rentrée 2014-2015, comme l'allégement du programme et la deuxième session du bac. Ces mesures sont-elles toujours d'actualité ? A mon avis, le système éducatif, qui est le relais d'autres «systèmes», est passé par une période chaotique. A une certaine étape, tout en s'occupant de l'application de la réforme et de son suivi, il fallait faire face à des situations d'urgence générées par d'autres. Il y avait les grèves… Tout ce que je peux vous dire, c'est que tout le travail fait auparavant sera poursuivi. D'ailleurs les assises nationales de l'éducation se tiendront à la mi-juillet. Nous avons été perturbés par des dysfonctionnements dans certaines régions. Dans certains cas, il n'y a pas eu suffisamment d'enseignants. Ce sont des facteurs qui ont constitué un argument pour maintenir le seuil. Il y a eu même des revendications de fixer un seuil dans le seuil… -Il n'y a pas que les assises nationales de l'éducation… Baba Ahmed a annoncé certaines mesures pour la rentrée de 2012-2015, comme l'allégement des programmes et la programmation de la deuxième session du bac… Après la fin des examens et tout le travail y afférent, nous allons organiser les assises de l'éducation avec l'ensemble des partenaires, parents d'élèves, pédagogues, syndicats des enseignants et la presse. Nous avons également les rapports finalisés sur tous les aspects développés dans le cadre du débat engagé sur la réforme. C'est un processus qui n'a pas été interrompu. Il se poursuit. Photo : Souhil B.
-Vous avez rencontré les représentants des syndicats et ceux des parents d'élèves. Des échanges ont eu lieu durant plusieurs jours. Peut-on connaître les propositions qui ont émergé à l'issue de ces rencontres ? Les propositions émanent aussi de tous les acteurs sur le terrain. En dehors des questions pédagogiques qui ont constitué une part importante de ces rencontres, des propositions ont concerné les questions liées à la surcharge des classes et des programmes. La position contre le seuil fixé des cours concernés par l'examen du bac appelé communément «ataba» a fait vraiment l'unanimité. Cette unanimité signifie qu'il y a une certaine maturité concernant cette question, qui n'existait pas il y quatre ou cinq ans. Il n'y a pas un seul syndicat, parmi ceux que j'ai rencontrés, qui ait demandé à ce qu'il y ait maintien de cette mesure. Les parents d'élèves non plus n'ont pas fait part d'une telle revendication. Je pense qu'il y a un consensus autour de la nécessité de se pencher que la qualité de l'enseignement. L'été sera studieux ; nous allons donc tenir des tables de négociations autour de points bien précis. Prenons l'exemple de la surcharge des programmes. Nous comptons tenir un plateau sur la question où tout le monde donnera son avis. Puisque ce sera entre la mi-juin et la mi-juillet, probablement vers le 20 juillet, nous tiendrons les assises. Des mesures de salubrité publiques vont être prises et je le répète encore une fois avec l'ensemble des acteurs du secteur. -Avez-vous les mains suffisamment libres pour réaliser les choses comme vous les concevez ? Vos prédécesseurs n'y ont pas toujours réussi… Est-ce le politique ou le mode de management ? Le politique a souvent le dos trop large… Ce que je peux dire en mon âme et conscience, en tant que ministre de l'Education nationale, c'est qu'il y a une conjoncture favorable et une solidarité gouvernementale, et, honnêtement, au moins avec les deux collègues de l'Enseignement supérieur et de la Formation et de l'Enseignements professionnels. On ne peut pas mettre en œuvre tout ce qu'on est en train de faire sans l'appui de ces deux ministères. C'est dans cette optique que nous allons mettre en place, juste après les examens, l'observatoire de l'éducation et de la formation professionnelle composé des trois ministères (Education nationale, Formation et Enseignement professionnels, et Enseignement supérieur). -Comme le pacte signé avec les syndicats ? Les syndicats demandent l'amélioration de leurs conditions socioprofessionnelles ; un pacte a été signé avec le gouvernement. Il s'agit maintenant de le mettre en place… Il y a tous les ingrédients pour réaliser ce saut qualitatif. Il fallait cumuler des années durant, on ne pouvait pas le réaliser à partir de rien… C'est tout à fait normal, il faut ajuster à fur et à mesure. Je répète encore une fois, il ne peut y avoir de démarche ou de réforme sans ajustement. Photo : Souhil B.
-Cet ajustement est-il suffisant pour redonner au baccalauréat sa valeur et au niveau scolaire sa crédibilité ? Sur la question de la valeur, moi, je vous renvoie la théorie économique de l'offre et de la demande. Je m'explique : avant, nous étions une minorité à avoir décroché le bac, actuellement, il y une moyenne de 40 à 45% des élèves qui décrochent annuellement leur baccalauréat. Même la licence et le doctorat n'ont pas la valeur des années précédentes, selon cette logique. Durant de longues années, on s'est focalisé sur la certification. On a axé tous les efforts là-dessus et on s'est peu soucié de ce que représentait réellement cette certification. Le défi maintenant, c'est de centrer les efforts sur la qualité du diplôme et accorder beaucoup d'importance à l'expérience qu'à l'ancienneté. Il y a trois leviers à relancer, celui de la refonte pédagogique, l'amélioration de la professionnalisation des enseignants et la gouvernance. C'est avec le pilotage de ces leviers dans le cadre d'une approche où les partenaires sociaux ont leur place que l'on pourra redonner cohérence à notre démarche et on pourra ensuite passer à autre chose. -Quelle est la première décision que vous allez prendre ? Mettre en place les dispositifs d'évaluation et d'observation. Une école qui n'est pas suivie et évaluée régulièrement et où il y a peu de recherche ne peut jamais être une école performante.L'Institut national de recherche en éducation doit absolument retrouver sa place, d'où notre objectif de changer le statut de cet établissement de recherche. Pour évaluer la réforme et prendre les décisions nécessaires, il faut que nous disposions d'enquêtes et de recherches. Dans ce domaine, le secteur était fermé, si je prends ma casquette d'avant. Il faut aussi réactiver les appareils d'analyse des résultats des examens pour disposer d'outils de pilotage du réajustement tant recherché. -Y aura-t-il des décisions concernant l'enseignement de tamazight ? Pour tamazight, il faut engager une réflexion et pas uniquement sur les caractères.Il y a un travail qui se fait sur l'académie de tamazight. Cette académie est fondamentale si on veut avancer dans la normalisation. -Le statut facultatif de l'enseignement de tamazight est présenté comme une entrave à la promotion de cette langue… C'est une deuxième réflexion à lancer. Je suis tout à fait d'accord qu'il ne faut surtout pas «ghettoïser» cette langue. Eu égard à son statut aujourd'hui de langue nationale, il faut qu'elle se positionne. Et pour se positionner il faut que son enseignement soit obligatoire.