Michelle Mann, chercheure en histoire à l'université de Brandeis (Etats-Unis) consacre ses travaux à l'impact de la Grande Guerre sur la société algérienne. Elle scrute les archives françaises témoignant de la politique menée à cette époque. -L'Allemagne déclare la guerre à la France le 3 août 1914. Dans les jours qui suivent, l'administration coloniale se met en branle pour mobiliser l'empire français. Quel est l'état d'esprit à Alger au moment de l'entrée en guerre ? Le gouverneur général de l'époque s'appelle Lutaud. Le 5 août, il fait publier une déclaration dans laquelle il demande à la population de soutenir la France. Il en appelle aussi à l'unité, ce qui est plutôt ironique quand on sait qu'il a rédigé deux textes distincts, l'un à l'adresse des 900 000 colons européens et l'autre pour les 3,5 millions de musulmans, d'«indigènes musulmans». Dans le second, il met en exergue la bravoure des musulmans qui «ne connaissent pas la peur», tout en les menaçant de ce que «Dieu n'aime pas les traîtres». Cette déclaration donne le ton de l'attitude ambivalente des autorités pendant toute la guerre. D'un côté, elles ont besoin de recourir aux troupes indigènes et, de l'autre, elles craignent que celles-ci ne se retournent contre le pouvoir colonial. -Qu'en est-il justement des hommes envoyés au front ? La mémoire collective a retenu l'image de soldats enrôlés de force pour servir de chair à canon… Entre 1914 et 1918, près de 200 000 soldats algériens partent à la guerre, 87 000 engagés et 82 000 recrutés par voie d'appel. Les autorités sont surprises par la forte proportion d'engagés. Les raisons sont diverses : pour certains, c'est la prime d'incorporation. D'autres font le pari que ce sacrifice permettra d'obtenir plus de droits. Il s'agit de jeunes citadins éduqués imprégnés des idées républicaines. Mais les engagements forcés, sous la pression de l'administration, sont aussi une réalité. -En face, l'Allemagne tent très tôt de rallier à elle les combattants issus des colonies. Surtout après l'entrée en guerre de l'empire ottoman à ses côtés... Effectivement, les Allemands mènent une propagande acharnée pour convaincre les Nord-Africains de rejoindre leurs coreligionnaires de l'empire ottoman. Ils recrutent notamment des imams égyptiens et tunisiens pour prôner le djihad contre l'impérialisme français. Sans grand résultat. Mais de son côté, la France réagit par une contre-propagande ; elle veut montrer l'image d'une nation bienveillante à l'égard de l'islam et des musulmans. En toile de fond, certains stratèges pensent aussi à l'après-guerre et à la lutte d'influence qui se jouera pour récupérer les territoires sous administration ottomane. Ils cherchent donc la sympathie des leaders arabes. -Concrètement, comment cela se manifeste ? L'armée veut montrer qu'elle est respectueuse des pratiques religieuses en fournissant des rations sans porc et sans alcool, en autorisant la pratique du jeûne pendant le Ramadhan, en installant des mosquées dans l'arrière-front. La construction de la Grande Mosquée de Paris se décide aussi à cette époque. Et l'envoi de dignitaires religieux d'Afrique du Nord pour le hadj est une décision censée impressionner les dirigeants des pays arabes. Paradoxalement, ces signes voulus comme une ouverture témoignent d'une racialisation de la religion – idée selon laquelle les musulmans sont une «race» non assimilable à la «race française» qui plus est – et contribue à les isoler du reste des troupes. Plus encore, les combattants issus des colonies font l'objet de mesures discriminatoires qui leur rappellent constamment qu'ils ne sont pas des citoyens français à part entière mais de simples sujets. Pendant toute une période, ils ne sont pas autorisés à rentrer chez eux en permission ni même en période de convalescence. Leurs déplacements en ville se font sous escorte. Ils ont l'obligation de porter la chéchia pour les distinguer des soldats français. Quant aux ouvriers, ils sont parqués dans des baraquements et soumis à la discipline militaire. Comment se passent les contacts avec la population de la métropole ? C'est la première fois qu'il y a autant d'Algériens dans l'Hexagone... Le comportement des Français de métropole à l'égard des jeunes recrues algériennes est plus respectueux que celui des colons. A travers les rapports militaires dénonçant ces pratiques, on découvre par exemple que les familles françaises les invitaient à déjeuner, comme elles le faisaient pour les autres soldats français. Tout n'est pas rose non plus. On trouve aussi des graffitis sur les murs, avec cette formule : «Pas de Sidi». -Les autorités désapprouvent les contacts entre Français et indigènes. Pour quelles raisons ? Tout au long de la guerre, les autorités balancent entre un discours d'unité et des décisions politiques qui mettent à mal cette unité. Il ne fallait pas que les sujets musulmans se sentent égaux des citoyens français. Et il ne fallait surtout pas qu'ils s'inspirent des luttes sociales ou des idées politiques égalitaires, toutes choses subversives à l'égard du pouvoir colonial. -La guerre a-t-elle laissé des traces dans la société algérienne ? La situation matérielle est extrêmement difficile dans les années 1920, entre autres à cause des réquisitions de denrées alimentaires durant le conflit. Même si l'argent reçu de France permet à de nombreux soldats et ouvriers de racheter des terres, la famine de 1920 va engloutir une grande partie de leurs économies. Sur le plan sociétal, les administrateurs voient la société indigène évoluer. Les ouvriers sont moins dociles ; dans les ports, ils organisent même des grèves. Politiquement, le territoire est en effervescence, avec la mise en place de plusieurs réformes. Sous la pression des colons, elles ne seront pas appliquées. Alors que les sacrifices et les contributions des Algériens pendant la guerre ont créé des attentes en termes de droits politiques, l'échec des réformes est la cause d'une très grande frustration. Ils ont l'impression d'avoir tout sacrifié pour rien et le statu quo contribuera à la naissance du Mouvement national quelques années plus tard.