Récemment inauguré au cœur de la capitale française, le musée des arts premiers a fait l'ouverture des journaux télévisés. L'institution ainsi mise en place se décline aux yeux du monde comme le lieu privilégié où s'affirme toute la mémoire universelle. Les civilisations les plus anciennes y sont représentées et les collections — des dizaines de milliers de pièces rassemblées depuis des décennies — proposent un champ de découverte illimité. Certains observateurs ont tout de suite relevé que cette nouvelle entité constitue le palier supérieur du musée de l'homme, également fondé sur une démarche universaliste. On peut en dire autant des sites dédiés à la civilisation des pharaons. L'égyptologie est ainsi née des turbulences de l'histoire comme avant elle l'attachement de l'Europe, puis de l'Amérique, pour les civilisations aztèque ou maya. Les Européens ont rencontré de telles civilisations dans un contexte de violence qui a été celui de la colonisation. Le formidable patrimoine des Incas, celui aussi des anciens Egyptiens avaient été transférés dans des capitales européennes qui se sont appropriés cet héritage au nom de la loi du plus fort. La spoliation, le pillage des biens culturels a scandé le fait colonial. Les masques et statues d'Afrique, de Mélanésie ou d'Amérique centrale sont inestimables et ils n'ont eu de valeur vénale qu'à partir du moment où l'Europe en a fait des biens marchands. Un documentaire consacré aux arts premiers a montré comment des expéditions se formaient au début du XXe siècle pour mettre la main, au prix de quelques verroteries, sur de magnifiques biens culturels en Nouvelle-Calédonie ou en Papouasie-Nouvelle Guinée. Le résultat de telles transactions est que la grande part des peuples anciens ont été dépossédés d'éléments de mémoire fondateurs qui sont désormais le capital florissant des musées européens ou américains... Des musées qui sont devenus les réservoirs des arts premiers qui bénéficient même d'une plus-value sémantique, car il y a peu encore, ils étaient connus comme arts primitifs. Cette évolution dans la perception est significative, car nul n'ignore, depuis Picasso, l'influence des arts réputés primitifs sur la peinture moderne. Mais cela importe peu, car la mondialisation a légitimé ces transferts massifs de patrimoine selon le principe que ce qui est pris n'est plus à prendre. De sorte qu'un Mélanésien ou un Micronésien n'aura maintenant que l'alternative de se rendre dans un lointain musée européen pour se regarder au miroir de sa propre histoire. Et chacun aussi invraisemblable périple dans la normalité du fait établi. Et cela souligne l'évidence que ces biens culturels ravis à tant de peuples ne seront pas restitués. Et c'est une terrible variante du choc des civilisations qui consacre la primauté de l'échange inégal. Les résistances au fait établi ont été rares et il faut se souvenir que Melina Mercouri, cette grande Grecque aujourd'hui disparue, avait mené campagne pour que des éléments de la civilisation hellénique retournent à son pays. Melina Mercouri était alors ministre de la Culture, mais aussi une patriote grecque dont la détermination n'était pas venue à bout du parti pris euro-américain de faire la sourde oreille. Les biens culturels, plus précisément ceux qui relèvent de la sphère des arts premiers, ne seront rendus ni aux Grecs ni aux Egyptiens et encore moins aux descendants des Incas. Cela ne serait possible que si les sociétés civiles en Europe et en Amérique prenaient le contrepied des idéologies dominantes. A cet égard, nul n'ignore les réticences qui entourent le devoir de repentance qui couvre aussi le domaine des arts. Réticences qui se sont exprimées au prétexte d'un refus de la guerre des mémoires. Le nouveau philosophe Bernard-Henri Levy validant le refus de la guerre des mémoires accepte du même coup cette politique tragique de la rapine et du déni. Un citoyen égyptien est-il dans son droit patrimonial en réclamant par exemple le retour de l'Obélisque ? La question vaut d'être posée, car si la prise de conscience se généralisait chez les peuples, les musées — dont celui des arts premiers — se videraient en Europe et en Amérique. La nature pourrait forcément avoir horreur d'un tel vide.