Lyes Salem est à Alger pour présenter son nouveau long métrage, L'Oranais. Le film a été projeté hier soir à la salle El Mougar en avant-première nationale. Lyes Salem interprète dans ce long métrage, qui ressemble à une fresque, le rôle de Djaffar, un ancien combattant de la guerre de Libération nationale. L'amitié qu'il avait avec d'autres combattants Hamid (Khaled Benaïssa) et Farid (Nadjib Oudghiri) se fissure après l'indépendance et sera mise à rude épreuve par l'exercice du pouvoir, le mensonge et les démons du passé. -Pourquoi avez-vous choisi la période post-indépendance en Algérie pour situer votre histoire dans L'Oranais ? C'est une période qu'on ne connaît pas. J'avais besoin d'imaginer, de rêver, envie de voir ce pays fier d'avoir fait quelque chose d'incroyable. L'indépendance de l'Algérie a été ressentie de cette manière dans le monde. Cela a été un déclencheur pour beaucoup de pays. La France s'est installée de génération en génération en Algérie, cinquième puissance mondiale, une armée organisée, et ce pays, par les armes, s'en est libéré. J'avais envie de voir ces hommes dans les années 1960 fiers de ce qu'ils avaient fait, d'hériter de la liberté, de rêver. J'ai suivi donc ce groupe d'amis après l'indépendance, dans leurs rapports (Djaffar, Hamid et Farid). Un groupe qui va exploser. En toute modestie, je peux dire qu'il y a une démarche d'historien dans ce film. Pour répondre à certaines questions actuelles, il faut revenir au passé. -Justement, avez-vous trouvé des réponses ? Non ! Je me pose toujours des questions, mais je n'ai pas de réponses. Si j'avais des réponses, j'aurais fait de la politique. C'est une histoire d'hommes, ça ne se règle pas comme ça. C'est fait de sentiments, de choses imbriquées, de nœuds. Il faudra du temps, de la lucidité et du courage. Nous devons avoir la lucidité pour avancer. -Vous tentez donc, dans L'Oranais, de reconstituer la mémoire… Oui, c'est une tentative de me réapproprier cette mémoire et de m'interroger. Il y a des choses que j'ai vécues au sein de ma famille et dans le cercle amical de mes parents. Dans des discussions politiques, mon père n'était pas souvent d'accord avec son ami. Ce que je retiens de cela, c'est un fervent amour de ce pays, et une volonté forte d'essayer de le faire grandir du mieux possible. -Sommes-nous, 52 ans après l'indépendance de l'Algérie, devant un constat d'échec ? Si je réponds par oui, on va faire inévitablement des interprétations. Comment vous dire, j'ai mis sept ans pour faire venir mon frère en France pour qu'il passe des vacances. Je ne sais pas si l'on peut parler d'échec, mais il y a quelque chose qui ne va pas en Algérie. Il ne s'agit pas de remettre en question un combat. Ce pays est enfermé sur lui-même depuis la fin des années 1980. Hier, ils ont encore intercepté dix-sept harraga (à Annaba, ndlr). Donc, oui, il y a quelque chose qui ne va pas en Algérie. Ce n'est être ni anti-patriotique, ni être ‘‘hizb frança'' que de le dire. C'est la vérité. Je préfère le dire pour essayer de faire changer les choses, que prétendre que tout va bien ! La question est donc : qu'est-ce qu'on a fait des cinquante ans d'indépendance ? Ce qui est sûr, c'est qu'il y a cinquante ans qui vont venir. Que va-t-on faire ? Peut-être qu'on fera mieux. C'est pour cela que le film L'Oranais est important pour nous. -Jusqu'à maintenant, le cinéma algérien a toujours magnifié la guerre de Libération nationale. Pas de questionnements sur les héros et leurs rôles. Est-on arrivé à l'âge de s'interroger et de critiquer cette guerre ? Encore une fois, ce n'est pas une question de critique. Il s'agit de questionnements. Je ne suis pas le cinéma algérien, mais un Algérien parmi d'autres. Je fais des films et je me pose des questions. Des questions adressées au spectateur algérien. A lui d'y répondre comme il veut. On doit accepter la diversité de penser en Algérie. La diversité culturelle aussi. -Revenons au scénario. D'où a démarré l'idée de L'Oranais ? Le scénario m'a été inspiré d'un livre que j'avais relu, Plein de vie (Full of life), paru en 1952. Un livre d'un auteur américain qui s'appelle John Fante. C'est l'histoire d'un oncle qui vit en Italie. C'est à partir de là que j'ai commencé à échafauder petit à petit le scénario. La première fois que j'ai pensé au film, ce n'est certainement pas L'Oranais. J'ai travaillé sur l'écriture pendant trois ans. Je me suis documenté, lu, rêvé. Les idées sont venues au fur et à mesure. Il faut se servir du monde autour de nous. C'est important. -Vous avez dit lors du débat après la projection presse de votre film (samedi à la salle El Mougar à Alger) qu'en écrivant, vous pensiez déjà aux acteurs pour les rôles comme Khaled Benaïssa…. A un moment, je savais que j'allais jouer avec Khaled Benaïssa dans le film. Mais je ne savais pas qui devait interpréter les rôles de Hamid et celui de Djaffar. Après, les choses se sont précisées. Je me suis inspiré en partie du caractère de Khaled Benaïssa pour écrire le personnage de Hamid, surtout le côté festif, jovial et généreux. J'ai écrit aussi pour Djamel Barek (Saïd dans le film). Les autres comédiens ont été rencontrés lors des castings. -Dans vos deux longs métrages, Mascarades (2008) et dans L'Oranais, vous êtes des deux côtés de la caméra. Vous êtes à l'aise dans ce mouvement ? Eh bien, c'est comme ça que je fais les choses. J'ai une formation d'acteur, pas de réalisateur. Je suis «autodidacte». Acteur est quelque chose que je ressens en permanence. Donc, quand j'écris, l'acteur est excité par des choses à jouer. Je me dis parfois : «c'est moi qui vais jouer ce rôle». Cela fait partie du moteur qui stimule mon excitation à écrire. Lors du tournage, j'ai toujours envie d'être parmi les acteurs. Peut-être qu'un jour je ne jouerai plus dans mes films. Pour l'instant, j'ai un peu peur de ne pas pouvoir mener un film si je ne suis pas avec les acteurs dans l'arène. Au cinéma comme au théâtre, on saute dans l'arène. La part artistique qui est en moi est prise en charge par l'acteur. En tant que réalisateur, ma démarche est politique. Si l'Algérie se portait comme un charme et qu'il n'existait pas d'histoire compliquée entre l'Algérie et la France, je pense que je n'aurais pas fait de films. Je serais resté acteur. Je réalise parce que j'appartiens à deux cultures qui me composent. Je comprends ces deux cultures, je sais par où elles passent l'une et l'autre. J'essaie de leur donner des moyens pour mieux se comprendre et se respecter. L'histoire commune de l'Algérie et de la France doit devenir une force. Dans une scène, le personnage de Hamid dit à un journaliste français : «La Méditerranée est peu de chose entre les peuples algérien et français. Ce qui nous lie est bien plus important que ce qui peut nous séparer.» Cette citation est de Abdelaziz Bouteflika faite à Paris en 1975 lorsqu'il était ministre des Affaires étrangères. Une déclaration juste. -Votre film est très intérieur. Peu de scènes ont été filmés en extérieur. Est-ce pour souligner le caractère intime de l'histoire ? C'est l'intimité de l'histoire, en effet. Et puis, je savais que je n'aurais pas les moyens financiers ou logistiques pour faire de la reconstitution historique. Pour être franc, je ne voulais pas en faire. Les films bâtis sur la reconstitution historique ne m'ont pas convaincu. La reconstitution peut peser trop lourd et empêcher d'autres aspects d'un film d'apparaître. Je voulais dès le départ filmer en Algérie. Un réalisateur doit être lucide sur ses moyens, faire avec ce qu'il a en main. -Entre Mascarades et L'Oranais, vous avez complètement changé de registre… J'avais envie d'être dans une histoire plus émouvante. Pour Mascarades, j'étais dans un cinéma qui m'a beaucoup marqué, la comédie italienne des années 1960 et 1970. Dans L'Oranais, je suis dans la fresque romanesque. Les fresques romanesques m'ont constitué en tant que spectateur comme Il était une fois en Amérique ou Le Parrain. J'aime ce genre de cinéma et je veux apporter ma petite pierre à cela (…). Cela dit, aucun producteur ne m'a imposé quoi que ce soit, mis à part quelques réactions constructives sur le scénario. Personne ne m'a dit dans le film : «on veut ça, ou on ne veut pas de ça». Cela est très clair dès le départ. -La musique voyage dans votre film. Il y a Abdelhalim Hafez, Jimmy Sommerfield, Younes Migri, le raï, Amazigh Kateb… C'est l'identité. Dans les cabarets, on interprète les chansons de Blond Blond. Hafez est là parce que l'identité arabe compose ce pays aussi, mais ça ne s'arrête pas là. J'aime la phrase de Kamel Daoud qui dit : «L'arabité m'appartient, mais je n'appartiens pas à l'arabité». L'identité algérienne est très vaste. Plus nous acceptons notre diversité, plus nous serons forts -La personnage de Bachir, l'enfant illégitime que Djaffar doit élever, n'est-il pas là pour souligner l'existence de certains rapports humains au-delà du colonialisme ? Djaffar lui a dit la vérité en lui rendant sa mémoire. Il l'accepte. Un colonisateur, quel qu'il soit, ne peut pas disparaître du jour au lendemain. Ce n'est pas possible. Entretenir la mémoire ne veut pas dire remettre en cause l'indépendance. Au contraire. A Alger et à Oran, on reprend depuis quelque temps les immeubles. C'est bien, car il serait dommage de laisser tomber ces constructions. Ces bâtisses font partie de notre patrimoine. Il faut les entretenir. Nous devons maintenir en vie La Casbah. C'est notre histoire. Le personnage de Bachir est là pour souligner le fait qu'il ne sert rien de cacher, de faire de lui ce qu'il n'est pas. L'identité n'est pas sur un visage. Elle est à l'intérieur, ce qu'on est, ce qu'on porte. -Qu'en était-il des conditions de tournage à Oran ? J'ai beaucoup aimé la ville d'Oran. Une ville pas facile, insaisissable. Une ville qui m'a ouvert les bras, mais qui a été plus réservée lorsqu'il fallait entamer le tournage. J'ai eu beaucoup de mal à trouver des décors, des maisons. Les gens ne voulaient pas qu'on filme chez eux. C'était compliqué. Mais le tournage s'est bien déroulé globalement. Nous avons refait le bar L'Armador, qui au temps de la colonisation s'appelait «Les champs Elysées», racheté par une Espagnole après l'indépendance et repris par des Algériens qui en ont fait un restaurant-cabaret. L'établissement est fermé depuis au moins quinze ans. -Lors du Festival de Cannes, en mai 2014, vous avez quelque peu protesté contre la non-sélection de votre film... J'ai parlé au téléphone à un journaliste ami qui a repris mes propos. Mais, au fait, je n'ai pas protesté. Je n'ai pas à me mettre en colère contre le comité de sélection du Festival de Cannes. Il fait son choix comme il veut. Il ne me doit rien, je ne lui dois rien. Après, j'ai mon idée. J'ai l'impression que lorsqu'il sélectionne un film, et ce n'est pas un jugement de valeur sur ces productions, il doit faire partie d'une seule catégorie. C'est-à-dire des films qui doivent traiter de sujets précis : terrorisme, islamisme, les femmes et les harraga. En dehors de ces sujets, les festivals de série «A» ne sont pas intéressés que par les films qui viennent de chez nous. Ce n'est pas un reproche que je leur fait, mais je prends note. -La sortie de L'Oranais est prévue pour quand en Algérie ? On va tout faire pour sortir le film entre la fin septembre et le début octobre 2014 en Algérie. On va commencer par Oran. Comme pour Mascarades, je ferai une tournée nationale avec L'Oranais, du moins dans les wilayas où on aura de bonnes conditions de projection. Le film sort en Algérie avant la France. J'insiste sur ce point. Cela dit, il faut que le public aille dans les salles voir les films, même si les salles ne sont pas en bon état. Il est vrai qu'il faut proposer des films de qualité. Un spectateur algérien n'aura pas à rougir de la qualité technique de L'Oranais. Que l'histoire plaise ou pas, chacun aura sa propre appréciation.