Partie en Egypte pour le magazine d'Arte Tracks, la journaliste et documentariste Hind Meddeb est revenue avec Electro chaâbi, un documentaire sur le style musical mahragan. Plus que ça, c'est un vrai témoignage de la jeunesse du Caire au moment de la «révolution» de 2011. A Arles où nous l'avons rencontrée, elle nous parle de ce tournage. - Electro chaâbi, le style est novateur ; est-ce qu'il était déjà latent sous le régime précédent de Hosni Moubarak, ou est-il né subitement, comme une génération spontanée ? L'électro chaâbi est né plusieurs années avant la révolution, dans des quartiers qui échappaient au contrôle de la censure, loin des médias officiels. La mégapole égyptienne de 20 millions d'habitants compte 79 quartiers dits illégaux ou informels. Dans les années 1970, ces constructions sauvages ont été réalisées sur des terrains agricoles sans autorisation ou sur des terrains publics squattés par les populations les plus pauvres, la plupart issues de l'exode rural. D'abord menacés de démolition, ces quartiers ont finalement été officieusement reconnus par l'Etat dans les années 1990. Car détruire et reloger aurait coûté beaucoup plus cher au gouvernement. Sur les 20 millions d'habitants que compte le grand Caire, plus de 60% vivent dans ces quartiers informels. Dans les médias égyptiens, on les présente sous le signe de l'incivilité et de la violence, comme des zones de non-droit, des espaces marginaux qui échappent au contrôle de l'Etat et qui font peur. C'est là qu'est né l'électro chaâbi dans ces zones qui longtemps n'étaient même pas sur la carte. - Peut-on définir l'électro chaâbi qui fait penser, toute proportion gardée, à la puissance du reggae originel, avec le raï algérien ? L'électro chaâbi est une nouvelle forme musicale, un son hybride né du croisement de trois genres distincts : le chaâbi, l'électro et le rap, ce à quoi il faut ajouter l'influence de la musique soufie, notamment des chants à la gloire de Hossein. Eux l'appellent mahragan, c'est-à-dire festival. Ces musiciens ont une grande liberté, ils fonctionnent par assimilation de strates successives, téléchargent des sons sur Internet et les intègrent à leur propre corpus traditionnel local sans se poser de questions. Sur scène se côtoient les percussions locales et les platines du DJ et plusieurs MC prennent le micro pour se donner la réplique, ils sont d'abord là pour chanter à la gloire des mariés, faire l'éloge de la famille et des amis présents, mais très vite ils dérapent et se mettent à raconter sans aucune forme de censure la vie de la jeunesse dans leur quartier : pour tromper le désespoir et l'ennui, on se soûle, on se drogue, on court après les filles. Mais au-delà de la chronique du quartier, les musiciens de l'électro chaâbi racontent aussi leur révolution. - De populaire dans les quartiers, l'électro chaâbi a été récupéré par le système médiatique ; cela va-t-il le tuer ou le normaliser, comme d'autres genres ailleurs l'ont été ? Dans tous les genres, hip-hop, reggae, baile funk au Brésil, il y a l'underground et le mainstream, l'électro chaâbi n'échappe pas à la règle. Après être né dans les bas-fonds, un an après la révolution, le genre devient populaire dans toutes les couches de la société et est récupéré par les médias. Parmi les musiciens de l'électro chaâbi, certains jouent le jeu médiatique comme Oka et Ortega qui ne composent plus que des chansons d'amour et n'ont plus de message à portée politique, d'autres continuent à faire passer leurs messages et restent dans l'underground.