Beaucoup d'entreprises sont devenues des milieux «déshumanisés», où la recherche du profit prime sur la professionnalisation des secteurs. Le nouveau code du travail vient grignoter un peu plus les droits des travailleurs. A chaque année, à Béjaïa, son lot de mouvements de protestation dont une large partie a pour points de départ des milieux professionnels aussi bien privés qu'étatiques. Que ce soit pour demander une augmentation, contester une loi, se plaindre des conditions professionnelles ou s'élever contre une mauvaise gestion, les actions de protestation ont toutes pour point commun de dénoncer une précarité de travail de plus en plus accrue. Cette dynamique revendicative est foncièrement dérangeante, et pour le gouvernement et pour les employeurs, et le nouveau code de travail intervient en palliatif pour la freiner, en excellant dans la précarisation. Déjà puissants, les patrons vont le devenir encore plus avec la consécration du CDD et l'atteinte au droit de grève. Chez le privé à Béjaïa, pour beaucoup de patrons, la fin justifie les moyens. Beaucoup d'entreprises sont devenues des milieux «déshumanisés», où la recherche du profit prime sur tout. Cette situation est celle de Nassim, 18 ans, habitant le chef-lieu de la wilaya. Exclu de l'école, le jeune s'est retrouvé dans la rue sans opportunité de travail ni de formation. Il y a quatre mois, il a été «embauché» comme agent d'hygiène au sein d'une boîte de nettoyage, qui signe des contrats avec des établissements publics, des résidences universitaires notamment. Nassim a pour tâche de faire briller les sols et les sanitaires des blocs des résidences universitaires, en plus de collecter les déchets. Avec des moyens dérisoires et juste un sachet de lait pour se rincer la gorge à la fin de la besogne, Nassim affronte les montagnes d'ordures et les mauvaises odeurs, sous la surveillance de son patron. «Si j'avais su que ne pas faire des études allait me conduire là, j'aurais tout fait pour en ressortir avec un diplôme», regrette-t-il, l'air abattu. Pour avoir demandé une augmentation de salaire et une assurance santé, Nassim a été congédié, il y a une semaine, comme une dizaine de jeunes avant lui. Son patron a sûrement dû juger suffisants les 9000 DA mensuels fixés pour ce poste, mais coûteux les frais d'assurance. Et d'ailleurs pourquoi lui aurait-il augmenté son salaire, tant qu'il peut toujours aller se «servir» à sa guise dans cette armée de réserve désœuvrée, abondante et corvéable à merci. S'il y a un secteur qui profite de cette rotation très active de la main-d'œuvre, c'est bien le bâtiment. Secteur prospère depuis quelques années, le bâtiment n'aurait jamais pu l'être sans la précarisation du travail. La précarisation au service du profit 2012, centre-ville d'Akbou, une nouvelle affreuse ébranle la population de la ville et de ses environs. Un ouvrier, originaire d'Ighzer Amokrane, 48 ans et père de trois enfants, décède sur le coup suite à une chute du quatrième étage d'un bâtiment en construction. Ses collègues sont à ce jour choqués. «Je ne peux pas chasser de ma tête l'image de mon ami, gisant sur le sol dans une mare de sang», confie un ex-maçon de ce chantier, aujourd'hui achevé. Après ce grave incident, des voix se sont élevées parmi les travailleurs pour demander plus de sécurité. Comme une bouteille à la mer, ce genre de requêtes n'aboutissent généralement jamais. La sécurisation des chantiers nécessite des dépenses, ce dont les patrons ne veulent surtout pas entendre parler. Pas de remise en cause du sacro-saint profit, plus sacré que la vie des hommes. Côté salaire, on paye mieux les maçons – ce qui ne signifie pas qu'ils sont bien payés –, car rares à trouver sur le marché du travail, mais pas leurs assistants, «abondants», donc plus «maniables» et plus facilement «précarisables». «Chaque été, avant même que je finisse mes études, je trouve un job pour me préparer pour l'année universitaire prochaine, cela me permet de soulager un peu mes parents», confie un étudiant de l'université Abderrahmane Mira. Comme lui, ils sont des milliers à se faire recruter comme manœuvrier, voire comme maçons, dans les nombreux chantiers de la wilaya. Une aubaine pour les prometteurs qui n'auront pas à s'encombrer des déclarations d'assurance, ni des contraintes salariales, profitant du caractère journalier et éphémère des recrutements, mais aussi d'une certaine soumission à cause de la large possibilité de substitution offerte par le marché du travail. Danger et précarité sont aussi dans le secteur public. Le cas des travailleurs de l'Entreprise nationale de la réparation navale Erenav, qui ont, d'ailleurs, à leur actif des mois de grève et maintes actions de protestation, interpelle à plus d'un titre. Avant d'en arriver aux salaires, les conditions de sécurité sont quasi-absentes, informe-t-on. «Au moment du nettoyage des ballastes, par exemple, on doit d'abord normalement purger pendant une journée les gaz contenus à l'intérieur, très nocifs pour la santé, ce qui n'est jamais fait», témoigne un ouvrier qui y travaille depuis 7 ans. Un travailleur, sous le sceau de l'anonymat, avance que son «père est atteint d'un cancer à cause de l'inhalation de ces gaz, après 20 ans passés à l'Erenav». Insertion à la précarité Nassim n'a, de ce fait, pas tout à fait raison d'envier le travail intellectuel. D'autant que l'on sait qu'une grande partie des diplômés des universités sont destinés, s'ils ne chôment pas, au recrutement par le biais de dispositifs d'insertion au travail, tant dans le privé que le public. Si ces dispositifs ont permis d'«embellir» le taux de chômage, stabilisé à 10% depuis 3 ans, le passage par leur voie rime avec précarité. «Anem : Agence nationale de l'esclavage moderne», une trouvaille des travailleurs du pré-emploi pour décrire la précarité qui rythme leur vie minée d'incertitudes. Une, deux, trois…, une infinité de manifestations, à Béjaïa et Alger, le Comité des travailleurs du pré-emploi et du filet social de Béjaïa, n'arrive pas à trouver une oreille attentive à ses plaintes contre le recrutement par ces diapositifs, «conçus de toutes pièces pour assouvir les désirs des patrons en même temps qu'ils servent à contenir la colère de la jeunesse désœuvrée à défaut d'une politique réelle d'embauche», comme ils le soulignent à chacune de leur action. «Normalement, on devait m'intégrer au bout de trois années d'insertion, et voilà que j'entame ma sixième année en tant que pré-employé», se plaint Toufik, membre du comité et agent d'administration à l'université Abderrahmane Mira. Comme lui, ils sont des milliers à occuper des postes similaires, avec des salaires ne dépassant pas les 15 000 DA, sans pouvoir faire grève, puisque le contrat pré-emploi ne le permet pas, ni prendre de congé parce que c'est légalement non prévu. Chez les privés, l'abus est d'autant plus grand, puisque les lois régissant le recrutement à l'aide des dispositifs sont souvent bafouées. Le cas de Ali, un diplômé en électromécanique, ayant travaillé pendant 3 ans sous contrat Anem chez un privé, spécialisé dans les groupes électrogènes, montre bien cet état de fait. «Après la fin de la période d'insertion, mon patron a décidé de se passer de moi et de recruter une autre personne par la même voie pour ne pas me donner un poste définitif», raconte Ali, sans travail depuis. Pis, quand bien même recrutés au final, combien parmi ces travailleurs sont satisfaits de leur situation ? «Je touche 30 000 DA, indemnités et primes comprises, comment voulez-vous vivre avec ça, quand on a à charge une famille de cinq enfants, en plus, notre patron nous a menacés de nous licencier lorsqu'on a projeté de créer un syndicat», se plaint un employé d'une boîte privée du chef-lieu, qui a roulé sa bosse comme pré-employé, avant d'être recruté. Pieds et points liés depuis toujours et au moment où on s'attend à des changements, le nouveau code du travail vient grignoter un peu plus les droits des travailleurs.