Il a donné quarante ans de sa vie à travailler en France. Aujourd'hui, à quelques mois d'une retraite bien méritée, Mohamed Bayoud veut donner à son pays. Parti à 18 ans vers une contrée qui se voulait plus accueillante, M. Bayoud a travaillé, gravi les échelons, reniflé des odeurs disparates pour revenir vers la mère patrie. Sauf que la mère patrie a une drôle de façon d'accueillir celui qui fut, en son temps, pendu à son sein. « Je voulais apporter mon savoir-faire, aussi petit soit-il. Je voulais exploiter une idée dans l'intérêt de mon pays. Je ne voulais ni argent, ni dédommagement, ni notoriété. Je voulais rendre service à mon pays. C'est tout. » Mohamed Bayoud a été président-directeur d'une entreprise de concession d'automobiles et de prototypes. Il a roulé sa bosse à sa façon, il a gagné avec l'âge en expérience et en savoir-faire. Son amour véritable va à l'endroit de Chenoua, le mont qui surplomb Tipaza et reconnaissable par ses courbes tantôt affûtées tantôt adoucies par la rosée. Chenoua qui s'élance spontanément dans le large pour s'offrir corps et âme à la Méditerranée. En cette saison estivale, les poissons appellent désespérément les pêcheurs. Leurs sauts rocambolesques sont le signe du désespoir de finir leur vie au fond de l'eau. La mer qui affiche un bleu éclatant claque ses quelques vagues contre la roche de la montagne. La route sinueuse de Chenoua se compose à certains endroits « d'aires de repos » qui permettent à l'automobiliste de descendre faire une halte pour voir la mer abritée selon les heures de la journée par l'ombre de la montagne. Il est midi, et nul besoin de chercher un coin d'ombre : à cette heure-ci, le soleil a la main sur tout. Les ordures jetées sans ménagement sur le côté frontal de la montagne brillent sous les rayons accusateurs du soleil. Bouteilles et canettes de bière principalement. Briques de jus d'orange, sachets en plastiques, bouts de papier : des couleurs flamboyantes entre la roche et la broussaille de Chenoua. « Voilà, mon idée visait uniquement à éviter ce désastre. Car une fois jetée, difficile d'affronter la pente raide de Chenoua pour ramasser les ordures qui n'ont même pas eu l'intelligence de se jeter à l'eau pour, peut-être, disparaître au large. » Mohamed Bayoud a confectionné des poubelles. Hautes de 3 m et d'une grande capacité … Elles peuvent être fixées au sol sans risque d'être enlevées. Visibles de loin grâce à une sorte d'écriteau suspendu en hauteur, elles pourraient épouser la montagne sans l'enlaidir. La cuve censée recevoir les ordures est faite de fer galvanisé et permet une aération de la poubelle, évitant ainsi un confinement propice aux odeurs et à la prolifération de bactéries. M. Bayoud en a confectionné quatre. Il les a faite seul et avec son propre argent. « Je suis allé voir l'APC, puis le directeur de l'environnement attaché à la wilaya de Tipaza pour leur faire part de mon idée. C'était en décembre 2005. Je leur ai spécifié que c'était à titre gracieux de ma part et qu'il s'agissait pour moi de rendre service à mon pays et de me trouver une petite occupation. » M. Bayoud a eu l'aval des autorités mais comme il s'amuse à le dire, il n'y a aucune preuve puisqu'il n'y avait pas échange d'argent ou de biens. « Ils m'ont demandé de faire 6 poubelles pour 6 points différents de la montagne et ce avant la Journée mondiale de l'environnement prévue le 5 juin. » Quatre des poubelles de M. Bayoud étaient prêtes dès avril. « Le tube qui sert de pied à la poubelle coûte 4000 DA. J'ai moi-même fabriqué le moule pour la cuve de la poubelle », précise-t-il. Entre sculpteur et chaudronnier, Mohammed Bayoud s'est plu à créer quelque chose qui pourra servir… Plein d'humilité, il s'échine à prétendre que son idée n'a rien de génial. C'est vrai, faire des poubelles pour éviter que les gens ne jettent directement leurs déchets dans la montagne n'a rien d'une idée lumineuse. Sauf que personne n'y a pensé avant lui. Et personne ne s'était donnée la peine de les confectionner lui-même. « J'avais également envie de proposer à l'APC de réunir des jeunes autour d'un barbecue et ensuite d'aller nettoyer le mont rempli de poubelles. Un peu à la bonne franquette. Joyeusement, tous ensemble. ». M. Bayoud comprend que certaines choses n'aient pas pu se faire mais aller jusqu'à ne pas répondre à ses coups de téléphone lui paraît difficile à comprendre. « On me donne l'aval et une fois que les poubelles sont presque prêtes, je téléphone en avril à la direction de l'environnement pour prendre d'autres nouvelles, aucune réponse. Rien », poursuit M. Bayoud. Que son idée ait pu être rejetée ne le gêne pas, même s'il ne saisit pas vraiment la raison puisqu'il ne demandait pas d'argent. Mais qu'on l'ait laissé travailler 500 heures, investir de sa poche sans avoir eu la correction de lui répondre, il trouve que c'est pousser le bouchon un peu trop loin. « On ne m'a pas respecté. On ne m'a pas respecté », répète-t-il. Eloigné du sein qui l'a nourri dans sa tendre jeunesse, pouvait-il supposer que le coup de couteau assassin pouvait venir, après 40 ans, de celle qui a bercé ses nuits lorsque les bras de la France ont servi d'étau. « C'est le lot de tous les Algériens », lui répondront ses proches. Logé à la même enseigne que ceux qui ont trimé sans quitter le pays, M. Bayoud fait les frais d'une bureaucratie fermée à l'aventure et sclérosée derrière ses parois archaïques. Les idées, même de poubelles, ont un avenir incertain. Seule certitude, les ordures ont un avenir respectable dans notre pays et malgré le dégoût affiché de Chenoua, il va se passer du temps avant de voir soit des poubelles sur le bord de la route, soit des personnes qui ne jettent plus d'ordures dans la nature.