Le réseau Nada pour la protection des enfants s'alarme de l'augmentation des cas de violence sur les enfants. Depuis l'été, les opératrices du centre d'écoute ont recensé plus de 4000 appels par mois. Un phénomène auquel la justice n'est pas préparée. «Nous faisons face à un vide juridique énorme. Pour prouver qu'un enfant a été violé ou agressé sexuellement, et pour saisir la justice, nous disposons d'un délai de 48 heures seulement avant que les traces disparaissent. Pendant ces deux jours, il faudrait le certificat d'un médecin légiste et le procès-verbal de la police, mais ces deux derniers nous renvoient l'un vers l'autre jusqu'à expiration de délais !» Au réseau Nada pour la protection des enfants, les opératrices n'en peuvent plus. Depuis l'été, les violences sexuelles, scolaires et familiales ont «explosé». Pas un jour ne se passe sans qu'une quinzaine d'appels ne soit enregistrée au numéro vert 3033, cellule d'écoute du réseau. Des parents, des proches et même des enfants appellent pour signaler des cas de violence. Même si statistiquement, la violence en milieu familial et scolaire détient le triste record des appels, les abus sexuels inquiètent les psychologues et les juristes qui traitent chaque jour des dossiers. Depuis le mois de juin, ils ont recensé 200 cas de violences sexuelles, soit 50 enfants agressés par mois, c'est-à-dire au moins un cas par jour signalé, beaucoup plus qu'avant. 9h. Au siège du réseau Nada, toute l'équipe est prête pour une nouvelle journée. Amina, psychologue clinicienne, s'installe face à son micro, casque sur la tête, préparée pour recevoir les appels. Dessins Le téléphone n'arrête presque pas. «Nous recevons entre dix et quinze appels par jour. Les abus sexuels sont inquiétants, bien sûr mais nous sommes aussi atterrés par le fait que les auteurs sont des proches, dont le père. Les parents sont de plus en plus sensibilisés sur cette question grâce aux différentes campagnes que nous organisons, et aussi suite aux enlèvements d'enfants depuis 2012. Les enfants sont moins laissés seuls dans la rue et abordent moins les étrangers. Ce qui fait qu'ils restent dans leur entourage et à aucun moment les parents ne peuvent se douter que l'agression peut venir de leur proche, témoigne-t-elle. C'est pour cela qu'il y a une explosion de cas. L'analyse des différentes situations de violences sexuelles a montré que les enfants sont souvent violentés sexuellement par le premier cercle, soit le père, le grand-père, les oncles ou même les voisins. L'acte de violence se passe souvent pendant les heures de visite chez l'un des parents divorcés, ou pendant la garde.» Au centre d'appel, la procédure est claire : une fois l'appel reçu, les données sont enregistrées. Les personnes sont invitées ensuite à venir au siège où tout est fait pour mettre l'enfant en confiance. La décoration, tout en couleur, avec des dessins d'enfants, des jouets, des petites tables, y est pour beaucoup. Tout est mobilisé pour pousser l'enfant victime à mieux «coopérer et surtout à se remettre de son drame». Début 2014, le réseau a lancé son propre centre de thérapie psychologique. Si dans le passé les enfants victimes étaient entendus par les psychologues deux ou trois fois, juste le temps de relater les faits, et ce, dans le but d'aider les juristes dans leur enquête, désormais, c'est une thérapie qui leur est offerte. Dessins ou questions-réponses, l'enfant est pris individuellement en charge jusqu'à ce qu'il soit en mesure de raconter ce qui s'est réellement passé. Suivent plusieurs séances de thérapie jusqu'à la guérison totale. «C'est une réparation de sa personnalité», affirme Inès Mékaoui, psychologue et coordinatrice du centre d'écoute. Amina affirme aussi qu'au vu des cas enregistrés et reçus au réseau, aucune institution publique n'est en mesure de prendre en charge ce type de victime. Dans ces centres, après une année et demie de travail, l'enfant n'est toujours pas guéri. Infidèles Autre source d'inquiétude des psychologues et des avocates : les mamans, qui, dans certains cas, peuvent constituer un danger. Il y a en effet, selon Nesrine Reguieg, avocate au réseau, une «recrudescence» des cas d'infidélité des épouses. «Ces derniers temps, plusieurs maris viennent se plaindre de l'infidélité de leur femme. Le drame est que ces dernières ne cachent pas leur relation intime avec leur amant à leurs enfants. Ils assistent alors à tout et réussissent même à prendre des photos et des vidéos avec leur téléphone portable. Et le papa finit par apprendre la vérité de la bouche de ses enfants ! Ce qui déclenche un conflit et une violence dans le couple. L'enfant dans cette situation subit une double violence», explique Inès Mékaoui. Une violence sexuelle et une violence familiale. Le taux de divorce en instance, en augmentation depuis des années, a également causé cette flambée des cas de violence. Les juristes et les psychologues affirment que la majorité des cas signalés sont justement des enfants de couples en instance de divorce ou séparés. Plusieurs cas sont également signalés pendant la visite chez l'un des parents. «Les parents se discréditent. Lorsque la violence est faite lors d'une visite de l'un des parents et que l'autre essaie de prouver cela et de porter plainte, l'autre parent évoque tout de suite un coup monté.» C'est d'ailleurs le cas d'une fillette de 7 ans à Alger, agressée sexuellement par ses cousins maternels lorsque sa mère se trouvait, en attendant que le juge prononce le divorce, chez sa sœur mariée. La maman refuse d'admettre que ses neveux, qui n'ont pas plus de 15 ans, puissent commettre cette agression. Le père tente alors de se faire entendre et de réclamer la garde de sa fille. En vain. Blocages Face à ces cas, la justice algérienne n'est pas adaptée. Après un divorce, pas question de réfléchir à une possibilité de garde d'enfant par le père si la maman ne décide pas de se remarier. Ce que dénonce Nesrine Reguieg : «Même si l'enfant est en danger moral chez sa mère divorcée, le juge n'accepte pas de donner la garde au père. A maintes reprises, j'ai porté plainte pour revoir la décision, mais il n'y a jamais eu de suite. Croyez-moi, les pères en souffrent.» Nesrine Reguieg et Fatma Zohra Elouali, aussi juriste au réseau Nada, dénoncent «les mesures judiciaires et sociales en direction des enfants victimes, qui ne prennent pas en considération les rapports établis par les médecins et les psychologues ainsi que le témoignage de l'enfant, en particulier lorsque la violence se produit en milieu familial. Ainsi que le manque de mesures d'urgence permettant de mettre l'enfant hors de danger pendant les conflits». «Il faut, à mon avis, propose Fatma Zohra Elouali, prendre le temps nécessaire pour étudier les cas de plus près et que la justice n'applique pas un unique modèle de décision.» Elle analyse également cette situation en expliquant que cela est lié à «la dislocation de la cellule familiale et à l'infidélité au sein du couple. Face à cela, il n'existe pas de mécanisme pour une bonne application de la loi». Pour les deux avocates, le constat est amer : «L'enfant n'est pas protégé face à la violence.» Elles relèvent enfin les mêmes blocages et les mêmes lenteurs administratives en matière de violence scolaire. «Une enseignante a osé arracher des cheveux à un écolier. L'affaire n'est même pas arrivée à la justice : l'inspecteur et le directeur de l'école ont réussi à l'étouffer. C'est le cas de toute violence signalée à l'école, pour laquelle, soi-disant, les cas doivent d'abord être traités au niveau de l'école ou du ministère avant d'atterrir devant la justice, dénonce encore l'avocate. Mais lorsqu'un parent affiche son insistance à porter plainte devant la justice, tout est fait pour que l'affaire traîne et que la relaxe soit prononcée ensuite.»