Trois réformes ont été engagées par le pouvoir au niveau de l'université depuis l'année 1998 : la réforme de la gestion de l'université (loi d'orientation de l'enseignement supérieur du 17 août 1998 et mise en application par le décret exécutif du 23 août 2003) ; la réforme des enseignements du supérieur (qui est en fait la réforme LMD voir plus loin les détails) adopté par le conseil des ministres du 30 avril 2002 (en application du plan des recommandations de la CNRSE)(1) et la réforme de la Fonction publique (qui est toujours en discussion uniquement et exclusivement avec le syndicat UGTA...) (2) qui va toucher le statut particulier des enseignants-chercheurs du personnel administratif et technique de l'université. Les deux premières réformes se font dans une université qui vit une crise multidimensionnelle depuis deux décennies et par le contexte dans lequel elles s'insèrent, il s'agit de réformes néolibérales(3) qui vont se décliner suivant plusieurs axes : la dérégulation et le démantèlement du service public universitaire, la réduction de la dépense publique dans le secteur de l'enseignement supérieur et l'ouverture sur le marché. Elles ont pour but d'adapter l'enseignement supérieur algérien à la feuille de route de la mondialisation néolibérale dans le cadre de l'accord d'association avec l'Union européenne, et de transformer ainsi l'université publique en université productive/marchande/mercantile. La réforme LMD Licence/Mastère/Doctorat) va entrer en vigueur à partir de la rentrée universitaire 2004-2005 en Algérie, et elle touchera dans un premier temps 10 établissements de l'enseignement supérieur sur les 58 existants. Avant d'aller plus loin, il faut préciser que la réforme de l'université est indispensable mais toute réforme doit aller vers une université publique performante et la démocratisation du savoir et l'égalité des chances entre les étudiants doivent être préservées. Qu'est-ce la réforme LMD (ou système LMD), comment est-elle arrivée en Algérie et quels sont ses objectifs ? Est-elle applicable aux réalités de l'université algérienne ? Quels sont les vrais enjeux de la réforme LMD qui se cachent derrière la novlangue de bois néolibérale qui parle du système LMD comme d'une « potion magique » (avec bien sûr l'axe FMI-Banque mondiale-OMC dans le rôle d'Astérix...). Qui réglerait tous les problèmes de l'enseignement supérieur du monde entier et de l'Algérie, en particulier ? Une réforme pour une université publique performante est-elle possible ? Avant de répondre à ces questions, il faut tout d'abord faire un état des lieux de l'université algérienne et analyser les éléments de la crise multidimentionnelle qui la secoue depuis deux décennies. I) Retour sur la crise multidimentionnelle de l'université(4) La rentrée universitaire 2004-2005 se fera dans des conditions très difficiles : déficit en places pédagogiques, déficit en encadrement, déficit dans l'hébergement(5), et pour couronner le tout, 60% des nouveaux bacheliers n'ont pas eu la filière d'étude de leur choix ! Tout cela est dû (en partie) à un taux de réussite exceptionnel de 42% au bac cette année (malgré 3 mois et demi de grève des enseignants du secondaire à l'appel des syndicats CLA et Cnapest...)(6) et qui verra 200 000 étudiants (au lieu des 140 000 prévus) rejoindre les campus et porter ainsi le nombre total d'étudiants à 740 000 qui seront encadrés par 25 500 enseignants. Le secteur de l'enseignement supérieur souffre depuis le début des années 1980 de l'absence d'une politique nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Cette politique doit fixer les objectifs stratégiques pour l'université pour le cours, le moyen et le long termes. L'unique « politique » du pouvoir demeure la gestion des flux d'étudiants. La seule et unique politique nationale de l'enseignement supérieur qu'a connue l'Algérie est la réforme de l'enseignement supérieur (RES). Elle a été promulguée en 1971, et c'était le fruit des luttes et des sacrifices des militantes et militants de l'UNEA historique(7). La RES a permis le démantèlement de l'université coloniale, la démocratisation de l'enseignement supérieur et l'égalité des chances entre les étudiants. C'est dans les années 1980 avec l'arrivée des premiers flux massifs des étudiants que débute la crise de l'université qui va se traduire par les éléments suivants : la fin d'une politique de l'enseignement supérieur et de la recherche, au profit de la « politique » de gestion des flux d'étudiants ; une politique populiste et volontaires, connue sous le nom de « carte universitaire » a été mise en place et va entraîner l'ouverture tous azimuts (sous l'influence des lobbies locaux et nationaux) de centres universitaires et d'universités, dans diverses régions du pays, sans tenir compte des normes universelles (disponibilité de l'encadrement, environnement socioéconomique et culturel...) qui régissent l'ouverture d'institutions universitaires. Cela va entraîner une très grande hétérogénéité entre les universités dont on paye aujourd'hui le prix... ; au moment où les universités américaines et européennes faisaient appel aux compétences des scientifiques de tous les pays, la politique démagogique de l'algérianisation allait déstabiliser l'encadrement des universités. Elle a poussé les enseignants coopérants, de haut niveau et de toutes les nationalités, qui ont contribué à l'édification de l'université nationale, à quitter le pays, créant ainsi un vide scientifique qui ne sera jamais comblé(8). Ce départ massif va entraîner, une perte de visibilité de l'université algérienne de la part de la communauté scientifique internationale et la dévalorisation des diplômes algériens au niveau des universités internationales, malgré la propagande de la bureaucratie universitaire sur « les standards internationaux » des diplômes délivrés par certains établissements de l'enseignement supérieur (ex : USTHB et l'EPAU d'El Harrach...) ; la dégradation dramatique des conditions pédagogiques et de l'exercice du métier d'enseignant : amphis et salles de TD surchargés, faiblesse des moyens matériels, suppression des TP, des mémoires de fin d'études et des stages de terrain, non-respect des normes pédagogiques de l'Unesco, vont faire perdre l'équivalence aux diplômes universitaires algériens avec les diplômes européens et américains. la dissolution dans la plus grande opacité de l'Office national de la recherche scientifique (ONRS) mettant fin à la politique de la recherche-formation, nécessaire à la reproduction de l'université ; la diminution drastique du budget alloué à l'enseignement supérieur après la chute du prix du pétrole en 1986 et l'arrêt de la construction de grandes universités ont aggravé le déficit en infrastructures sur le plan pédagogique et social ; l'arrêt des investissements économiques va entraîner une diminution dramatique des débouchés pour les diplômés de l'université, qui vont grossir le rang de l'armée des chômeurs ; la gestion opaque et antidémocratique de l'université par la bureaucratie universitaire constituée par les recteurs, vice-recteurs, directeurs d'institut (aujourd'hui doyens de faculté) chefs de département(9), la dégradation des conditions socioprofessionnelles des enseignants ; l'aggravation de la crise politique, économique et sociale du pays au début des années 1990 va se traduire au niveau de l'université par : une diminution du budget de formation de l'étudiant qui va passer de 700 dollars en 1987 à 200 dollars en 1999 (10), la précarisation et la dépermanisation du métier d'enseignant, une diminution du ratio d'encadrement à cause de l'arrêt du recrutement d'enseignants permanents(11) l'exil économique des enseignants du supérieur et des diplômés universitaires(12). L'université a perdu sa fonction universelle, c'est-à-dire la production du savoir, la transmission et l'application de ce savoir, pour devenir une machine à produire l'échec et les chômeurs diplômés. La bureaucratie universitaire a profité de cette crise pour vampiriser/phagocyter (là où le rapport de forces le lui a permis) les prérogatives pédagogiques des enseignantes et mettre à mort le métier d'enseignant, les équipes pédagogiques et le procès pédagogique. C'est dans cette université en crise que la réforme LMD va s'appliquer II) Qu'est-ce que la réforme LMD ? C'est l'appropriation par les Européens de l'architecture du cursus universitaire en vigueur dans les pays anglo-saxons : USA, Royaume-Uni. Le L correspond à licence (bac + 3) c'est le BA (Bachelor of arts, équivalent de la licence, délivré aux USA et au Royaume-Uni quatre années après le bac). Le M correspond à mastère c'est le MA (Master of arts) équivalent du bac + 5, qui, dans les pays anglo-saxons, est le niveau qui sanctionne des études longues, approfondies et une spécialisation comme une aptitude à des responsabilités professionnelles ; c'est également le niveau de diplôme indispensable pour se lancer dans la formation à la recherche par la préparation d'une thèse. Le D correspond à doctorat (bac + 8) c'est le Ph D, sanctionné par le titre de « docteur ». La réforme LMD est entrée en Algérie dans les « bagages » de l'accord d'association avec l'Union européenne en vue de créer une zone de libre-échange. C'est pour cela qu'il est intéressant de revoir d'une façon brève l'histoire du LMD en Europe et les objectifs qui ont été assignés à cette réforme par les pays européens. III) Brève histoire du LMD en Europe Le système LMD a été lancé le 25 mai 1998 à l'occasion du 800e anniversaire de la Sorbonne par les ministres de l'Enseignement supérieur des 4 grands pays européens (Allemagne, Angleterre, France et Italie). L'initiateur du projet était Claude Allègre, ministre français de l'Enseignement supérieur du gouvernement de Lionel Jospin. Le système LMD a été adopté en 1999 à Bologne (Italie) par 29 ministres de l'Education européens. « Le système LMD vise à harmoniser l'architecture du système européen d'enseignement supérieur. » Cette phase contenue dans la déclaration du 25 mai 1998 va devenir la feuille de route du système LMD en Europe. Note : (1) Commission nationale de réformes du système éducatif. (2) Le pouvoir démontre une fois de plus qu'il ne reconnaît pas le pluralisme syndical pourtant consacré par la Constitution de 1989 et les lois sociales en vigueur. (3) Malgré ce qu'affirme la note d'orientation du MESRS relative à la mise en œuvre de la réforme des enseignements supérieurs : « Aussi devra-t-elle (la réforme) consolider le caractère de service public de l'institution universitaire, préserver la démocratisation de l'enseignement supérieur... », in note d'orientation relative à la mise en œuvre de la réforme des enseignements supérieurs, disponible sur le web du MESRS (http:/www.mesrs.dz) (4) Voir notre article « Le syndicat CNES, la crise de l'université et le mouvement syndical en Algérie » paru dans le quotidien La Tribune du 31 août 2002. (5) On va même réquisitionner des logements sociaux pour héberger les étudiants. Mais il faut signaler que l'Algérie est l'un des rares pays au monde à avoir une politique des œuvres universitaires (qui doit être préservée) qui bénéficie à la majorité des étudiants : le prix de l'abonnement par an au transport universitaire est de 40 DA, 52% des étudiants bénéficient de l'hébergement, le loyer de la chambre à l'université est de 300 DA par an, le ticket du restaurant universitaire coûte toujours 1,20 DA et la majorité des étudiants bénéficie d'une bourse d'études. Aux USA par exemple, 50% des étudiants bénéficient d'une bourse d'études. (6) CLA : Conseil des lycées d'Alger CNAPEST : Conseil autonome des professeurs de l'éducation secondaire et technique, syndicats majoritaires au niveau de l'enseignement secondaire. (7) UNEA historique : Union nationale des étudiants algériens (héritière de l'UGEMA), syndicat autonome des étudiants qui a activé du 23 août 1963 au 18 janvier 1971 (date de sa dissolution par le régime du président Houari Boumediène) après une féroce répression menée contre ses militants par la police politique. (8)Il est heureux que le MESRS ait décidé à partir de cette année de faire appel aux universitaires de France, de Belgique et du Québec pour venir encadrer des étudiants. Mais cette coopération scientifique doit aussi se faire avec les pays anglophones. (9) Nous utilisons le concept de bureaucratie universitaire au lieu du concept administration universitaire car son mode de désignation (cooptée par le pouvoir depuis 1971 sur la base de critères qui rappellent l'article 120 de l'ex-parti unique FLN d'avant octobre 1988), son mode de reproduction, ses fonctions et son intégration dans le bloc au pouvoir en font une bureaucratie comme celle qui a existé dans les pays de l'Est avant la chute du mur de Berlin. (10) Le budget cumulé pour une formation universitaire graduée est de 55 500 USD en Allemagne, 47 200 USD aux Pays Bas, 44 700 USD au Danemark et 63 800 USD en France. Aux USA, le pays d'origine du système LMD, les frais d'inscription pour une année à l'université de Harvard ou au Carlyle College sont de 35 000 USD ! Cette somme ne constitue que 16% du budget de formation par an et par étudiant au Carlyle College ! (11) Le ratio d'encadrement est d'un enseignant pour 15 étudiants selon les normes de l'Unesco. En Algérie, il est d'un enseignant pour 28 étudiants, mais en réalité dans les filières des sciences sociales et humaines (sciences économiques, droit, langues), il peut être dans certaines universités et centres universitaires d'un enseignant pour 89 étudiants ! (12) Des milliers d'universitaires tous diplômes confondus se sont exilés depuis le milieu des années 1980 jusqu'à 2004 ; pour l'année 2001, 536 universitaires en poste ont quitté le pays. C'est un exil économique vers l'Europe (essentiellement la France), le Canada et vers les pays du Moyen-Orient. Selon une étude parue dans le courrier de l'Unesco en 1998, les pays du Sud exportent chaque année 10 milliards de dollars vers les pays du Nord, ce montant représente tout simplement le coût de la formation des universitaires des pays du Sud qui s'exilent vers les pays du Nord !