Le premier Salon de la ville d'Alger vient de se tenir à la Safex (Pins maritimes), à l'initiative de la wilaya, et a vu la participation de quelque 150 entreprises et organismes spécialisés. Les travées du Palais des expositions se sont transformées, à l'occasion, en grande maquette où l'on pouvait croiser des abribus, du mobilier urbain, des panneaux de signalisation, des toilettes high-tech, des déchetteries nouvelle génération, des échafaudages, des engins de BTP, de beaux kiosques à fleurs made in Algeria, des bancs publics signés Yamo (notre designer star) et même le wali d'Alger venu inaugurer en grande pompe ce Salon, qui se voulait 100% professionnel. Cela se ressentait d'ailleurs au niveau affluence. Très peu de néophytes, mais pas mal de commandes pour nombre d'opérateurs. «Le Salon a été monté en un mois», confie l'un des exposants. Une prouesse signée Global Events Algeria, une agence d'événementiel ayant pignon sur rue. En marge des stands joliment achalandés, dans la salle de conférences du pavillon central, deux journées d'étude ont été organisées (les 9 et 10 décembre) pour disséquer notre environnement urbain, évaluer les grands projets structurants de la capitale et mettre des mots sur les plaies de nos villes. Un énième diagnostic sans écho, diriez-vous, tant les décideurs et les promoteurs semblent n'en faire qu'à leur tête. Cela reste néanmoins un débat passionnant et certainement utile en ce qu'il permet de fabriquer de «nouveaux possibles» tout en rappelant finement aux «maîtres d'ouvrage» de notre destin collectif les fondamentaux de la bonne gouvernance. «Pour une meilleure maîtrise de l'ingénierie urbaine» : tel est le thème générique de ces rencontres réparties sur cinq panels. Autour d'Akli Amrouche, architecte-urbaniste et directeur de la revue Vie des Villes, véritable cheville ouvrière et commissaire scientifique de ces rencontres, une vingtaine d'experts, dont des spécialistes étrangers venus d'Egypte, du Maroc, de France, d'Allemagne et d'Arabie Saoudite, se sont succédé pour imaginer un meilleur sort à nos cités de demain. Il faut souligner que malgré le froid cisaillant de ce décembre glacial, le public a été au rendez-vous, notamment des étudiants de l'EPAU qui ont afflué en masse pour écouter ces éminences pas du tout grises déconstruire nos villes avec brio. Benchmarking entre APC Première intervenante : Ewa Berezowska-Azzag, maître de conférences et directrice de recherche à l'Ecole polytechnique d'architecture et d'urbanisme d'Alger (EPAU). Sous le titre «Performances urbaines locales à Alger : monitoring au service de la mise en œuvre du plan stratégique 2031», Mme Azzag a présenté une étude-pilote qui consiste à dresser un comparatif entre les «performances» des 57 communes de l'Algérois suivant des critères bien précis. L'honorable professeur a pris le soin d'expliquer, au préalable, ce qu'était l'ingénierie urbaine : «C'est un ensemble de techniques, d'outils et de procédures qui sont censés aider dans le démarrage et l'accompagnement du développement urbain.» Pour la conférencière, afin de «réduire les inégalités sociales, économiques et territoriales, il faut que les 57 communes travaillent ensemble comme les doigts d'une main». Et c'est précisément dans cette optique qu'une équipe de chercheurs travaillant au sein du laboratoire Ville, urbanisme et développement durable (VUDD) qui relève de l'EPAU, a imaginé un outil d'aide au développement. Celui-ci est conçu comme un «baromètre des performances urbaines locales» au niveau des communes algéroises. «Cette étude, élaborée en 18 mois, est basée exclusivement sur les données disponibles sur une période de cinq ans. L'originalité de cette étude réside dans le fait que c'est une approche axée sur un benchmarking interne», indique Mme Azzag. Le benchmarking fait référence à une technique de marketing basée sur la comparaison avec ce que font les entreprises concurrentes ou organismes du même secteur d'activité, et de s'en inspirer en vue d'améliorer ses propres performances. Dans le cas qui nous intéresse, il s'agit de susciter l'émulation entre les communes. Les indices de comparaison pris en compte dans cette étude sont regroupés en trois familles. Le premier faisceau d'indicateurs, dénommé Green City Index, a trait à «l'efficience environnementale» (espaces verts, eau, énergie, déchets, assainissement, pollution). Le second, appelé Active City Index, se réfère à l'efficacité socio-économique et inclut notamment l'intégration des TIC. Le troisième groupe d'indices est décliné sous le nom Lively City Index et désigne les paramètres qui témoignent de la qualité de vie (éducation, santé, sport, culture et tourisme, gouvernance participative, environnement urbain). A partir de cette grille d'indicateurs, l'étude dresse des «portraits» de chaque commune puis établit un classement de nos APC selon leurs «scores». Un «top 10» des meilleures municipalités est proposé dans la foulée. Loin d'être un simple logiciel ludique, Ewa Berezowska-Azzag souligne que cet outil «vise à réduire les inégalités internes et à booster le développement. C'est aussi un instrument d'évaluation de l'action publique locale». Il peut même aider à réajuster et «orienter les programmes PCD», ajoute Mme Azzag. Voilà donc un précieux instrument qui peut grandement contribuer à rationaliser et moderniser la gestion de nos APC. Sous le panel «Projets urbains et habitat», Rachid Sidi Boumedine, sociologue urbaniste, qui vient de sortir Yaouled ! Parcours d'un indigène chez APIC, a gratifié l'auditoire d'un savoureux exposé sous le titre : «De l'urbanisme réglementé à la planification stratégique : défis et enjeux d'un changement de paradigme». Si Rachid annonce d'emblée la couleur en déclarant : «J'ai toujours été polémique et je continue à être polémique», lui qui n'a jamais été avare de bons moments pour distiller quelques piques savantes à nos maîtres d'ouvrage. L'urbanisme comme instrument de pouvoir Pour introduire son propos, le conférencier attire l'attention de la salle sur «l'écartèlement», comme il l'appelle, qui tiraille le corps architectural. «Quand je vais en France, je m'aperçois que leur préoccupation en matière de réflexion sont ces fameuses questions de bâtiment à énergie positive, de façade végétale et autres bâtiments intelligents tandis qu'ici, même si mes amis parlent des mêmes sujets, dans la réalité, il font des 5000 logements, des 10 000 logements, des choses atroces, c'est mon opinion» observe-t-il, avant de lâcher : «Je suis heureux de ne pas être architecte et urbaniste en Algérie maintenant.» La condition de l'architecte se résume, poursuit-il, à un dilemme cornélien entre la nécessité de «faire des plans, répondre à des appels d'offres pour gagner de l'argent» et le désir de «bien comprendre les problématiques de la nouvelle architecture et du nouvel urbanisme» et, à ce moment-là, il y a peu de chances d'arracher un marché public. Fort d'une longue expérience en matière d'urbanisme entamée en 1969, Rachid Sidi Boumedine est forcément bien placé pour juger et jauger l'évolution des politiques publiques qui ont structuré le champ urbain. Posant les termes du débat, il s'interroge : «Comment en est-on arrivé à ce genre d'urbanisme pratiqué maintenant ? Quel genre d'urbanisme proposons-nous ? Est-ce que le passage de l'un à l'autre est possible ? A quelles conditions ? Qu'est-ce que cela signifie ?» L'auteur de L'Urbanisme en Algérie : échec des instruments ou instruments de l'échec (éditions Alternatives urbaines, ouvrage collectif, 2013) part du postulat que «l'urbanisme pratiqué en Algérie est fondamentalement un urbanisme réglementaire». Il fait remarquer que c'est un urbanisme «très vieux» dans la mesure où il est historiquement adossé aux textes français. Et ces mêmes codes sont été reconduits à l'indépendance. Analysant ensuite les plans et programmes élaborés par le FLN depuis le Programme de Tripoli (1962), en passant par la Charte d'Alger (1964), il note : «Pour la première fois, il y a une approche territoriale des problèmes. La Charte d'Alger a préconisé la lutte contre les disparités régionales, et cette manière de spatialiser les problèmes conduisait automatiquement à travailler sur des espaces (…). Etant donné les maigres ressources de l'Etat algérien, il fallait centraliser les ressources, les planifier et les redistribuer de manière aussi égalitaire que possible.» Dans les faits, cet urbanisme réglementé devient un instrument de pouvoir. Un pouvoir disséminé à travers une myriade de servitudes bureaucratiques sectorielles. Chaque responsable a ses «18 mètres» Une situation qui a donné lieu à des «féodalités», chaque responsable ayant ses «18 mètres» intouchables, assène encore le truculent spécialiste en sociologie urbaine avec son humour féroce. «Chacun travaillait pour son secteur, il n'y avait pas de transversalité», explique-t-il en pointant une «prééminence des circuits verticaux dans la distribution de la ressource». Loin d'être un simple «document technique et donc neutre, opposable aux tiers», Rachid Sidi Boumedine considère que l'urbanisme, dans sa réalité, a toujours été un «outil de distribution des ressources, des rentes et des avantages» et un «outil de ségrégation». Et pour revenir à la problématique de départ, il estime que l'élaboration d'un plan stratégique revient à fixer en premier lieu des objectifs, et ceux-ci «sont d'abord des objectifs économiques» en s'appuyant sur la figure de la ville-métropole «pensée comme une entreprise». «Donc la réflexion sur la planification urbaine stratégique, c'est d'abord une réflexion sur le modèle de développement, sur la nature des activités qui vont meubler nos villes». «Quel est donc ce contenu dans lequel l'ensemble des partenaires vont participer pour définir les projets ?» Car, ajoute-t-il, la participation est un élément-clé de la planification stratégique. «Les objectifs doivent être partagés par l'ensemble des acteurs», appuie-t-il, et doivent être «construits collectivement». Rachid Sidi Boumedine est obligé de constater que, dans les faits, nous sommes encore loin de ces standards : «La planification stratégique oui, mais elle implique des conditions préliminaires de définition des politiques qui vont constituer le socle de ces plans et des modalités de travail qui n'existent pas encore.» Le sociologue urbaniste confie avoir travaillé sur quatre plans d'aménagement du territoire de wilaya. «La concertation au niveau des exécutifs, moi, je ne l'ai pas vue. Les cloisons entre les secteurs sont étanches. Les directions exécutives ne collaborent pas horizontalement. C'est une tradition perdue depuis longtemps», détaille-t-il en précisant que cette horizontalité, cette transversalité managériale est une «condition sine qua none du travail sur des objectifs à long terme». «Avons-nous des urbanistes capables d'élaborer ce genre de plans ?» En posant cette question insidieuse, le conférencier ne met pas tant en doute la compétence de nos concepteurs urbains que leur marge de manœuvre réelle face aux desiderata des «DUCH» et autres administratifs omnipotents. «Vous voulez faire de la façade végétalisée ? Qui va vous en commander ? Combien de bureaux d'étude ont un ingénieur thermicien ? Y a-t-il des normes qui différencient l'isolation entre le plateau de Sétif et La Madrague ? Montrez-les moi !» mitraille l'impétueux sociologue. Et de conclure : «Nous sommes intelligents, nous sommes compétents. La preuve ? Edzayer mazalet hayya malgré tout. Mais il faut absolument relever ces défis intellectuels. Ils sont de l'ordre de la construction d'une société et de son modèle de fonctionnement. Mais tant que l'électricité n'est pas chère, le gaz n'est pas cher, il n'y a aucune raison de modifier les paramètres du confort...»