L'année 1973, à moins que ce ne fût une autre, journaliste débutant et pigiste, je couvrais la grève des étudiants de l'Ecole des beaux-arts, l'une parmi tant d'autres. N'étant pas alors reconnus par l'enseignement supérieur, ils se plaignaient de ne pas avoir accès aux cités universitaires. Aussi, ceux qui venaient du pays profond logeaient dans la «résidence» de la cité Mahieddine, en fait un vieux palais ottoman perclus d'humidité et menaçant ruine. Ils se plaignaient aussi de leur statut, de problèmes pédagogiques, de l'absence ou de la cherté du matériel et des matériaux d'art… Il y avait là la panoplie humaine de tout mouvement collectif : les leaders, forts en gueule et jusqu'au-boutistes, les penseurs rationnels et stratèges, et la grande masse fluctuante. Et il y avait lui, Abdelouahab Mokrani, chétif, fragile, a priori retiré mais exerçant sur ses congénères une influence évidente. Je l'avais trouvé sombrement solaire et il ne fut pas sans me rappeler par son élégance de prince déchu et son côté frêle, son aîné, Mohamed Temmam, qui vivait encore, juste en face, au musée des Antiquités. Par la suite, j'ai découvert l'immense talent de Mokrani qui vient de nous quitter en ce début de décembre aux incertitudes météorologiques et autres. Sa peinture tourmentée était d'une beauté rarissime et il possédait, plus que tout autre peut-être, ce talent alchimiste capable de transformer la douleur en merveille. Un peu comme le poète Baudelaire – dont Mokrani avait d'ailleurs illustré un poème – qui, après le procès des Fleurs du Mal, avait écrit un épilogue adressé à la société et se terminant ainsi : «Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or.» Mais quelles boues et quelles douleurs Abdelouahab Mokrani portait-il en lui ? Rares sont ceux qui le savent au fond, car s'il se laissait approcher, il ne se livrait que dans les expressions inquiètes de son visage et, surtout, dans sa peinture. Je me souviens que lors de l'aménagement du Musée de l'armée, M'hamed Issiakhem, intime connaisseur du tourment, lui avait confié la petite salle où sont exposés les instruments de torture utilisés par l'armée française lors de la guerre d'indépendance. Il y a là une gégène et d'autres machines et accessoires conçus pour la terreur et la mort. Penser qu'ils ont réellement servi vous donne du froid dans l'âme et de la rage au cœur. Pourtant, aussi terribles que soient ces outils d'enfer, les peintures de Mokrani accrochées sur les parois m'ont toujours parues encore plus terribles. Lui, qui était né en 1956 et n'avait connu de cette guerre que ce qu'un enfant peut en percevoir, a réussi là à incarner avec une force inouïe la détresse et le mal d'un homme livré à des tortionnaires. On pourrait penser que sa propre détresse et son propre mal l'avaient aidé à créer ces œuvres. Oui, mais dans la multitude innombrable de ceux qui souffrent, bien peu en possèdent le talent. C'est peu dire que nous avons perdu un immense artiste.