C'est avec un bilan des plus meurtriers et jamais égalé depuis 1994 — date du début de la comptabilisation officielle des morts en Méditerranée —, environ 5000 migrants morts en mer, dans des déserts éloignés ou dans des montagnes difficiles d'accès, mais aussi avec un chiffre d'affaires record pour les filières transnationales des passeurs qui se sucrent sur le dos de ces milliers d'âmes emplies d'espoir de trouver une protection ou une vie meilleure pour eux-mêmes et leur famille, que se termine l'année 2014. D'où l'appel pressant, depuis son siège à Genève, de William Lacy Swing, le DG de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) à «agir sans tarder pour sauver les vies de migrants et mettre un terme aux activités des trafiquants qui, exploitant le désespoir des candidats à la migration, leur extorquent d'énormes sommes d'argent», insistera-t-il dans sa toute dernière déclaration, dont une copie nous a été adressée par Christiane Berthiaume, responsable de la Division média à l'OIM. «...Nous devons nous attaquer aux facteurs qui poussent à la migration par désespoir et agir de concert dans le cadre de partenariats cohérents», ajoutera l'ambassadeur Swing. Il s'agit, selon lui, «d'une bataille que nous devons livrer ensemble. Une impulsion politique plus forte et davantage de courage sont nécessaires pour contrecarrer la montée préoccupante de la xénophobie». La majorité des migrants — plus de 3000 — ayant péri en Méditerranée, le message du patron de l'OIM est clair, il est principalement destiné à l'Europe. Car durcir les systèmes nationaux de contrôle et de gestion des flux migratoires, développer et déployer des dispositifs et des procédés de surveillance plus «intelligents», renforcer le régime de protection des frontières, poursuivre la militarisation de ce régime qu'incarne l'agence Frontex, demeure, aux yeux de cette Europe, la seule alternative susceptible d'endiguer les tentatives de franchissements illégaux de ses frontières et de... prévenir les morts en mer. Malheureusement, les sinistres chiffres avancés en cette fin d'année par le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) et l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) viennent tordre le cou à la «bonne foi» des responsables politiques occidentaux : de janvier à décembre, plus de 200 000 migrants ont tenté de traverser la Méditerranée, et pas moins de 3500 y ont été engloutis dont 3419 le long des itinéraires maritimes depuis l'Afrique, auxquels il faut ajouter des milliers d'autres, à ce jour portés disparus, et ce, sans parler des naufrages fantômes dont l'on ne saura jamais rien. Ainsi, le nombre de décès en Méditerranée est environ six fois plus élevé que celui de 2013. Pire, c'est l'équivalent du plus du double du record de 2011, lorsque 1674 migrants s'étaient noyés en tentant de fuir leur pays lors du «printemps arabe». En une année (2014), le nombre de migrants morts (4868) avoisine les 5969 ayant péri en 17 longues années, soit de 1994 à 2011. Globalement, le rapport sur les tendances globales des migrations en 2014 dont l'OIM a transmis une copie à El Watan Economie fait ressortir que les migrants qui ont perdu la vie sont principalement issus d'Afrique et du Moyen-Orient : 27% d'Afrique subsaharienne, 19% du Moyen-Orient et Afrique du Nord, 13% de la Corne de l'Afrique. Une grande part de ceux dont la région d'origine est inconnue est susceptible d'être d'Afrique ou du Moyen-Orient. Un autre chiffre non moins frappant, et il vient cette fois-ci du ministère de l'Intérieur italien : de janvier au 30 novembre 2014, 163 368 migrants ont été secourus en haute mer par les garde-côtes italiens. Face à tous ces interminables drames qui se jouent à ciel ouvert, Bruxelles maintient ses récurrents discours et continue de brandir la menace sérieuse que représentent les mouvements migratoires venant ou passant par l'Afrique du Nord, et l'impératif de mobiliser contre ces derniers son bras armé, l'Agence européenne de surveillance des frontières, Frontex. Néanmoins, ces remparts ont, au contraire, eu des effets totalement divergents de ce qui y était attendu : pas moins de 160 000 migrants clandestins ont réussi, en 2014, à franchir les portes de la Forteresse Europe. Une Europe qui, en maintenant sa politique d'enfermement, a, paradoxalement, grandement ouvert la voie aux réseaux de trafic de migrants. Comme elle a, directement ou indirectement, contribué à l'émergence et la rapide expansion du business de l'armement et des biens de sécurité, exclusivement destinés au contrôle des frontières extérieures terrestres et maritimes de l'espace Schengen. Encore des départs massifs cette année En effet, le trafic illicite de migrants est devenu une activité énormément attrayante pour les réseaux mafieux de passeurs transnationaux. Pour preuve, les 5,5 milliards de dollars engrangés en 2014 contre 4,3 milliards de dollars rien que le long des deux routes migratoires principales utilisées pour ce trafic — respectivement de l'Afrique de l'Est, du Nord et de l'Ouest vers l'Europe et de l'Amérique du Sud vers l'Amérique du Nord, selon les experts de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Les témoignages recueillis par des représentants de l'OIM auprès de Kurdes syriens ayant fui, fin septembre dernier, Kobane — ville assiégée dans les hauts-plateaux kurdes de Syrie — pour se rendre en Italie, livrent une idée plus précise de l'argent brassé par les réseaux de passeurs. Aux représentants de l'OIM en Italie, ces migrants ont déclaré avoir vendu leurs biens, notamment de l'or, pour financer leur voyage au prix de 6000 dollars/passager de plus de 7 ans, la traversée étant gratuite pour les plus jeunes enfants. D'autres migrants interrogés par le bureau de l'OIM ont également assuré que «les prix imposés par les passeurs aux Syriens seraient en hausse, bien que les groupes bénéficient de réductions. Les prix depuis la Turquie varient en fonction de la taille du bateau. Si les migrants sont plus de 500, le tarif est de 4500 dollars par personne. S'ils sont moins de 500, il peut passer à 6000 dollars par passager». A ces prix et avec les dizaines de milliers de Syriens comptant parmi les 160 000 illégaux ayant atteint l'Europe et le quart des 107 000 arrêtés aux frontières extérieures par les garde-côtes, le chiffre d'affaires de la filière des passeurs peut être aisément calculé. Mieux, il a bondi de 48%. Aussi, de la même manière que les autres formes de criminalité organisée, les réseaux concernés ne cessent d'innover dans les modes opératoires et de multiplier le nombre d'opérations en modifiant leurs parcours pour pouvoir conquérir de nouveaux marchés. En termes relatifs, le plus attractif, ces groupes criminels sont parvenus à le dégoter en Afrique, du fait des départs massifs induits par les conflits armés, les guerres ethniques et graves crises politiques qu'ont connus plusieurs régions durant l'an 2014. Les «chargements» humains ont permis à ces réseaux de réaliser de substantiels chiffres d'affaires à «l'export» et des bénéfices nets s'élevant à plus de 150 million de dollars, et ce, grâce à des formules de voyage «tout compris» incluant le transport, les documents falsifiés, les explications appropriées qui servent de couverture et le passage clandestin des frontières, maritimes ou terrestres. Un fort juteux commerce dont la viabilité est incontestable puisque environ 300 000 Africains, en moyenne, tentent chaque année de gagner clandestinement l'Europe en traversant de multiples frontières et des obstacles géographiques majeurs, tout en échappant à la détection officielle. Néanmoins, pour nombre de ces centaines de milliers d'aventuriers, la «croisière» organisée par les passeurs prend, souvent, tragiquement fin dans le canal de Sicile, le long des routes qui vont de la Libye (de Zuwarah, Tripoli et Misratah), de la Tunisie (Sousse, Mahdia et Chebba) et de l'Egypte (en particulier la région d'Alexandrie ) vers les îles de Lampedusa, Pantelleria, Malte et la côte sud-est de la Sicile, mais aussi de l'Egypte et de la Turquie à la Calabre et de Annaba à la Sardaigne pour nos harraga — plus de 300 ont tenté l'aventure en 2014, le coût du voyage allant de 60 000 à 100 000 DA/personne, auxquels s'ajoutent des centaines d'autres qui sont parvenus à échapper aux mailles des garde-côtes italiens ou de leurs collègues de Frontex.