«La Méditerranée est un continent liquide aux frontières solides et aux habitants mobiles», dixit Joel Oudinet, grand spécialiste et chercheur dans le domaine des migrations. En optant pour la politique d'enfermement, l'Europe semble ne pas l'avoir bien compris. Les remparts qu'elle a érigés pour protéger ses frontières de l'intrusion du voisin du Sud ont eu des conséquences en totale divergence avec les objectifs recherchés. Au lieu de le cacher, ces remparts ont, bien au contraire, mis au grand jour le fossé économique et conforté les écarts de développement séparant les deux rives de la Méditerranée. Et c'est justement là où se trouvent les raisons principales des migrations illégales. En l'absence de perspectives d'avenir dans la plupart des pays africains et avec des opportunités d'émigrer légalement de plus en plus limitées, le nombre de personnes recherchant l'assistance de passeurs ne cesse d'augmenter, et ces derniers se servent de moyens de plus en plus audacieux pour contourner les contrôles aux frontières. Comme le trafic illicite de migrants constitue une activité énormément lucrative avec un risque de découverte relativement faible, il s'est avéré attrayant pour les réseaux mafieux criminels transnationaux. En témoignent les 6,5 milliards de dollars engrangés par an, rien que le long des deux routes migratoires principales utilisées pour ce trafic — respectivement de l'Afrique de l'Est, du Nord et de l'Ouest vers l'Europe et de l'Amérique du Sud vers l'Amérique du Nord, indiquent des experts de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) dans leur dernier rapport sur la traite d'êtres humains et le trafic de migrants. De la même manière que les autres formes de criminalité organisée, les groupes concernés ne cessent d'innover dans les modes opératoires et de multiplier le nombre d'opérations en modifiant leurs parcours pour pouvoir conquérir de nouveaux marchés. Le plus sûr et attractif, ces groupes criminels ont réussi à le dégoter entre l'Afrique et l'Europe. Les chargements humains leur permettant de réaliser de substantiels chiffres d'affaires à «l'export» et des bénéfices nets s'élevant à plus de 150 millions de dollars. Un marché dont la prospérité est aujourd'hui établie lorsqu'on sait qu'en moyenne, environ 300 000 Africains tentent tous les ans d'entrer clandestinement en Europe en traversant de multiples frontières et des obstacles géographiques majeurs tout en échappant à la détection officielle. Ce qui témoigne du rôle important joué par les organisations criminelles dont l'activité puise son expansion et sa viabilité de l'obtention frauduleuses de documents officiels ainsi que de la falsification de ces documents. 2000 euros le voyage ! En la matière, l'expertise des réseaux mafieux basés en Afrique du Nord s'est attiré une reconnaissance internationale. Pour mieux le comprendre et se faire une idée plus précise sur l'envergure du marché, il suffit de se pencher sur l'exemple de l'Italie : plus de 250 000 demandes de régularisation y sont déposées par des migrants africains issus pour la plupart d'Afrique du Nord, 15% entrent grâce à de faux documents officiels, 10% arrivent clandestinement, 75% ayant dépassé la durée légale du visa. Aux deux premières catégories, le coût du voyage revient à 2000 euros par migrant, 1500 euros pour ceux ayant opté pour les faux documents et enfin 1000 euros pour ceux qui arrivent clandestinement. Toutefois, depuis l'amenuisement des possibilités d'atteindre les côtes italiennes du fait du renforcement à grands renforts de technologies des moyens de surveillance humains et matériels, les groupes criminels de trafic de migrants ont jeté leur dévolu sur une autre route migratoire qui s'est avérée être plus lucrative, s'étant rendu compte qu'il est possible d'entrer en Europe de façon plus directe encore, par l'intermédiaire de l'enclave espagnole de Melilla où l'accès au sol européen n'est fermé que par une clôture et les contrôles de sécurité qui vont de pair. Cet itinéraire est devenu très attractif pour ceux opérant des deux côtés de la frontière algéro-marocaine. Prime de motivation Composés d'Algériens, Marocains et de Maliens, ces groupes mafieux de contrebande humaine font passer les migrants nord-africains et subsahariens grâce à des formules «tout compris», incluant le transport, les documents falsifiés, les explications appropriées qui servent de couverture et le passage clandestin des frontières. La prolifération de ces réseaux agissant aux frontières perméables entre l'Algérie et le Maroc, et leurs relais à Melilla commence à inquiéter sérieusement les autorités de l'enclave espagnole. «Ceux qui tirent profit de cette situation sont les réseaux mafieux. Ceux qui passent sont les premiers à être trappés par les passeurs. Pour les combattre, la seule solution est d'œuvrer activement à les identifier. Nous sommes conscients qu'ils jouissent de solides appuis de l'autre côté de la frontière, au-delà et même ici à Melilla. Nous appelons nos voisins africains à coopérer pour l'identification de ces mafias», a lancé Abdelmalik El Berkani, délégué du gouvernement espagnol à Melilla devant des représentants de médias espagnols, marocains, algériens, sénégalais et maliens. Par son «au-delà », le haut responsable politique d'origine marocaine aurait-il fait allusion à l'adresse des autorités algériennes ? Force est de le croire si l'on se réfère à l'un des rapports du Conseil consultatif des droits de l'homme marocain où il dénonce la forme de complaisance de l'Algérie dont est l'objet le transit par le Maroc des migrants clandestins subsahariens. «A l'Ouest et au Sud, non seulement l'Algérie ne ferme pas délibérément ses frontières, mais elle ne se gêne pas pour aussi fermer les yeux quand des flots de jeunes migrants africains prennent comme destination le Maroc», incriminent les auteurs du rapport avant d'aller encore plus loin dans leurs accusations : «…L'Algérie n'hésite pas à instrumentaliser la question des migrants clandestins avec pour objectif de poser des difficultés au Maroc avec son voisin européen.» De ces difficultés, le royaume chérifien est en droit de se soucier car elles risquent de lui porter préjudice : en guise de «prime de motivation» pour son rôle de gendarme, l'Europe, lui, a récemment fait don de 40 millions d'euros pour l'aider à lutter efficacement contre les migrants clandestins et les filières mafieuses qui les exploitent. De toute manière, dans ce complexe écheveau des migrations, chacun y trouve son compte : les pays d'origine, les pays de transit et les pays d'accueil. Néanmoins, ce sont bien les groupes criminels organisés qui sont les seuls à tirer profit de la migration illégale. Ils se sucrent et s'enrichissent sur cette misère, tel un parasite proliférant sur l'ambition collective d'une vie meilleure de milliers d'âmes emplies d'espoir.