Les récents propos de Saïd Sadi sur l'histoire algérienne lui ont valu non seulement une vive polémique, mais aussi une affaire en justice à venir. Droit et histoire vont cependant difficilement de pair. Analyse. «Je condamne le recours aux poursuites judiciaires contre Saïd Sadi qui a le droit de s'exprimer en tant qu'Algérien et en tant que dirigeant politique», s'emporte Abdelmadjid Merdaci, historien et sociologue. «Beaucoup de choses ont été dites à tort et à travers, ces questions ont déjà été abordées par des historiens algériens, mais n'ont pas été relayées», a-t-il ajouté. «Ces questions», ce sont celles soulevées par Saïd Sadi le week-end dernier ; depuis, la polémique n'en finit pas. Lors d'une conférence-débat à Sidi Aïch, l'ancien chef du RCD a affirmé que l'ancien président Ahmed Ben Bella était «un agent de Fethi Dib, le patron des services secrets égyptiens», Ali Kafi, un «anti-Kabyle» et Messali Hadj, le fondateur de l'Etoile Nord-Africaine, de «traître». La situation ne s'arrête pas là puisque le procureur de la République près le tribunal de Sidi M'hamed entame l'ouverture d'une information judiciaire contre Saïd Sadi, suivie des plaintes des filles d'Ahmed Ben Bella et Messali Hadj — Mahdia et Djanina — qui se sont constituées partie civile. «Je ne me suis jamais senti proche des idées de Saïd Sadi, mais cette idée insensée de lui coller sur le dos un rôle de comploteur est un peu tirée par les cheveux !» estime l'universitaire et écrivain Sofiane Kadri, avant de poursuivre : «Les discours de Sadi tournent autour de polémiques qu'il a créées depuis quelques années, ce n'est pas une révélation qu'il vient de nous faire non plus. Que cesse ce jeu où chacun devient justicier dans un système qui ne fait pas face à son histoire et n'ose pas revoir son héritage. Nous vivons sous le joug d'un régime qui nous impose une certaine vérité historique, alors le débat n'a plus lieu d'exister.» Cette énième polémique a suscité de nombreuses réactions et des questionnements autour de l'écriture et la réécriture de l'histoire. Légitimité «L'histoire et le droit d'en parler sont des droits fondamentaux du citoyen. Il n'y a pas, ou il ne devrait pas y avoir d'autorité pour imposer telle version plutôt que telle autre comme version officielle. Ne pouvant concevoir que le citoyen puisse disposer de la liberté de se forger sa propre opinion sur l'histoire de son pays, le premier réflexe des gouvernants algériens est de décider que la moindre tentative de s'écarter de la doxa officielle en la matière est une insulte à leur pouvoir tout puissant et quasi divin de contrôler le passé, le présent et, évidemment, le futur des idées dans ce pays !» affirme l'écrivain Anouar Benmalek. Certaines des réactions exprimées dans les médias étaient contre l'idée de punir les personnes qui remettraient en cause des mémoires traversées de récits. Pour Sofiane Kadri, combattre des personnes «à coups de lois ou les traîner en justice» est une manière maladroite d'avouer que «l'histoire n'est pas claire, que certaines choses sont dissimulées au peuple algérien.» Une position que rejoint Malika Rahal, historienne, chargée de recherche à l'Institut d'histoire du temps présent (CNRS), qui trouve que «la question des messalistes est l'objet d'une violence verbale encore assez courante dans les débats publics. J'y vois deux explications : la première est la proximité d'une guerre dans laquelle la violence entre Algériens a existé. Parce que le pouvoir politique a ensuite largement utilisé le passé pour asseoir sa légitimité, il n'a pas été aisé de surmonter ensuite le souvenir de ces divisions qui demeurent sous la forme de zones d'ombre ou de ‘‘tabous''. Mais surtout, il me semble clair que certains acteurs instrumentalisent le passé et son récit pour un intérêt immédiat, pour remplir le vide du débat politique, créer de l'agitation, attirer l'attention sur eux-mêmes avec pour effet qu'on ne parle que de la guerre d'indépendance.» Et de conclure : «Comme historienne, je trouve cela pénible ; comme citoyenne, je trouve cela insupportable.» Ben Bella Si la question aujourd'hui est de savoir si l'on doit autoriser ou interdire l'écriture de l'histoire, pour certains il est également important de démontrer et prouver si les faits sont avérés, comme l'explique Sofiane Kadri : «quand on annonce une nouvelle information, nous devons également apporter l'essentiel, c'est-à-dire des preuves. Et la vérité !» Malika Rahal s'insurge contre «le monopole dans l'écriture de l'histoire.» Et d'ajouter : «Cependant, en Algérie, où les historiens universitaires qui publient ne sont pas très nombreux, le flou est préjudiciable au débat. Un acteur historique ou un politique qui écrit un ouvrage peut être très sérieux, mais il le fait avec un objectif différent de celui de l'historien universitaire. J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le livre de Saïd Sadi sur Amirouche, tout en le reliant très clairement au parcours politique de son auteur. Et aujourd'hui avec ses jugements à l'emporte-pièce sur d'autres acteurs de l'histoire.» L'idée que l'histoire est passée et ne se répétera pas est l'opinion qui fait consensus. En revanche, réécrire l'histoire, établir des vérités, défendre la mémoire relève d'une problématique tout autre. Anouar Benmalek fait part de son mépris pour «ces tentatives outrageantes et ridicules de brandir l'arme de la prison pour brider la liberté d'opinion et d'expression. Tout le monde a le droit d'écrire sur l'histoire, dit-il. Cela ne veut pas dire que tous les écrits se valent. L'histoire élaborée par des historiens de métier est soumise à des critères académiques qui ne sont pas ceux des romanciers, par exemple, ou des hommes politiques. Seule la liberté d'expression la plus totale, la critique, l'échange d'idées peuvent faire progresser les choses. Personne ne possède par je ne sais quel miracle la connaissance définitive en histoire ; on le voit bien dans ce pays, où le statut historique d'un homme politique change selon l'humeur opportuniste de ceux qui sont aux commandes : Ben Bella, pour ne citer qu'un exemple parmi d'autres, n'a-t-il pas connu l'indignité nationale avant d'avoir droit à des funérailles nationales de la part de ceux-là-mêmes qui avaient contribué à le destituer ?» Il assène, pour finir : «N'en déplaise aux censeurs, la liberté d'expression n'est pas le problème, la liberté d'expression est la solution.»