Béji Caïd Essebsi, président de la République tunisienne, effectuera à partir d'aujourd'hui une visite de deux jours en Algérie. Le président tunisien a réservé à El Watan sa première interview à un média depuis son élection. Béji Caïd Essebsi a passé en revue les relations entre l'Algérie et la Tunisie et s'est étalé sur la situation politique et sécuritaire de la région. Il a également fait part de son optimisme concernant le processus démocratique en cours en Tunisie et les défis économiques et sociaux qui s'imposent à son pays. Il a rendu un vibrant hommage au peuple algérien.
- Monsieur le Président, quel sens donnez-vous à cette visite ? Je considère que le Président de l'Algérie est mon ami et que je suis le sien, depuis plus de 50 ans, pas d'aujourd'hui. Nous sommes toujours restés des amis. J'ai été le voir suite à sa maladie. J'ai été le voir deux fois. Mais, à ce moment-là, je n'étais pas au pouvoir. Mais quand j'étais au gouvernement, comme Premier ministre, ma première visite officielle en tant que Premier ministre, c'était pour l'Algérie aussi. Et puis, maintenant, c'est une tradition. L'actuel chef du gouvernement, qui est sur le point de partir, a aussi effectué le même trajet. Donc nous restons toujours en contact, surtout en raison de la très bonne coopération sur le plan sécuritaire à cause du terrorisme. Donc cette visite confirme l'excellence des relations que nous avons avec l'Algérie. - Quel bilan faites-vous des relations entre les deux pays au plan économique ? C'est une question à laquelle il est difficile de répondre. D'abord parce que nous traversons une crise économique, que ce soit en Europe, aux Etats-Unis ou dans les autres pays. Et ce n'est pas pendant les grandes crises que les relations se développent. Mais il est utile de rappeler que les responsables algériens ont fait beaucoup d'efforts dans la coopération avec la Tunisie. Il y a eu un soutien financier, une sorte de coopération bilatérale dans la lutte contre le terrorisme. En réalité, ces deux phénomènes sont liés. La Tunisie a essayé et va tout faire pour sortir de la crise économique. C'est une question primordiale. Mais il y a aussi le problème sécuritaire. On ne peut pas envisager de coopération ni même d'investissement extérieur sans, d'abord, régler le problème sécuritaire et, aussi, garantir la stabilité dans le pays. Nous avons cette coopération en matière sécuritaire le long de la frontière commune. L'Algérie a de l'expérience en matière de lutte contre ce terrorisme d'inspiration islamiste. Nous avons un sort lié. - Entre les deux pays, il y a aussi une forte dimension humaine dans les relations. Des milliers d'Algériens viennent en Tunisie pour le tourisme, beaucoup de Tunisiens étudient en Algérie. Ces liens serrés sont une réalité entre les deux pays. Moi, je pense que cela peut se développer encore davantage. Quand on a des liens comme ceux-là, cela renforce les relations entre les deux pays. J'en suis très heureux et j'espère que ces échanges humains se développeront davantage. C'est comme cela que les pays se connaissent mieux. Les Algériens qui viennent en Tunisie, quand ils rentrent, ont déjà mieux connu les Tunisiens et vice-versa. Nous sommes favorables. - En matière de développement économique, y a-t-il des projets sur les frontières, là où le terrorisme est actif ? Nous avons toujours souhaité parvenir à des accords sur le développement économique sur les frontières et je crois que l'Algérie partage cette attitude. Depuis l'indépendance, il y a toujours eu une volonté commune de réserver un traitement spécial à ceux qui vivent sur les frontières, aussi bien Tunisiens qu'Algériens. D'ailleurs, ces gens-là sont, en réalité, des Algéro-Tunisiens. Il y a des Algériens mariés à des Tunisiennes et des Tunisiens mariés à des Algériennes. C'est pour cela que nous avons envisagé sur la frontière, sur une bande de 10 kilomètres (cinq de chaque bord) que les citoyens des deux pays soient traités comme des citoyens des deux bords. - L'économie tunisienne vit beaucoup de difficultés en raison de considérations très objectives. Les pays occidentaux ont promis un soutien financier, mais apparemment, il n'y a pas eu de suite à ces promesses… C'est quand même en raison de considérations politiques à la base. Vous savez, lors de la réunion du G8 à Deauville, la Tunisie a été invitée pour parler du Printemps arabe. Or, le Printemps arabe, ce n'est pas un concept arabe. Le Printemps arabe est une invention occidentale lors de cette réunion. Nous avons alors expliqué que nous avions des problèmes économiques parce que, d'un, nous venions d'avoir la révolution et, deuxièmement, pour redresser la situation en Tunisie, on avait besoin de beaucoup de soutien. Nous avons alors présenté un plan de développement économique et social étalé sur cinq ans. On nous a répondu favorablement. On nous a promis de nous soutenir à hauteur de 25 milliards de dollars. Bien entendu, après cette réunion, il y a eu les élections de l'Assemblée nationale constituante avec les résultats que vous connaissez. Je pense que le projet a foiré à cause de cette nouvelle majorité. J'ajoute que l'Europe, elle-même, est entrée en crise. L'Europe étant en crise, elle ne peut pas faire des largesses ailleurs. La situation, c'est ça. C'est vrai que l'Europe s'est retournée maintenant vers la Tunisie après le succès de la démarche démocratique. Mais, jusqu'à maintenant, je n'ai pas vu grand-chose. - Trois ans après les révoltes arabes, quel bilan faites-vous de la transition dans la région ? A Deauville, j'ai dit dans mon discours qu'il n'y a pas de Printemps arabe. Il y a un début de printemps tunisien. Il y aurait, peut-être, un Printemps arabe un jour lorsque le début du printemps tunisien se confirmera en Tunisie. A l'époque, ce n'était pas encore confirmé. Maintenant, nous avons fait, quand même, des pas en avant. Nous avons tenu des élections législatives très correctes. Nous avons tenu des élections présidentielles tout à fait démocratiques puisqu'on a été obligés de faire deux tours. Au premier tour, il y avait 27 candidats à la Présidence. Du jamais vu. Cela prouve que nous avons été très friands de cette démocratie naissante. Tout le monde a dit que c'est la première fois que nous avons le droit de le faire, on le fait. Après, il y a eu un deuxième tour. Nous avons fait des élections avec des résultats reconnus et validés par tous les candidats. Tout le monde s'est félicité de ces élections. Donc nous avons fait un grand progrès. Après ces deux élections, nous avons formé un gouvernement. J'espère qu'il va être confirmé dans deux jours par l'Assemblée des représentants du peuple. Avant cela, l'Assemblée nationale constitutive a adopté une Constitution, qui est le résultat d'un compromis. C'est la première fois que les élus ont pratiquement voté à l'unanimité. Il y avait 200 votes favorables sur 216. Cette Constitution a changé les attributions des structures du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Nous avions la tradition d'avoir un régime présidentiel. Nous avons maintenant un régime semi-présidentiel mais principalement parlementaire. L'essentiel du pouvoir exécutif est entre les mains du président du gouvernement. Le président de la République a des attributions bien fixées. Le président du gouvernement dépend de l'Assemblée, pas du président de la République. C'est ce que nous sommes en train d'expérimenter maintenant, puisque nous sommes en train de former un nouveau gouvernement conforme aux dispositions de la Constitution. En réalité, le candidat à la présidence du gouvernement est choisi par le parti ayant obtenu le plus grand nombre de sièges à l'Assemblée. Le président de la République ne fait que lui donner la lettre d'accréditation sans qu'il en discute. Nous l'avons fait et nous sommes en train de l'appliquer. C'est facile. Ce matin(mardi 2 février, ndlr) justement, j'ai reçu le candidat à la primature. Je l'ai encouragé. Il m'a présenté la liste du gouvernement. Je n'ai pas discuté. Maintenant, il va la défendre devant l'Assemblée des représentants du peuple. Il y a un changement formidable. Avant, le président de la République n'avait pas à rendre des comptes à quiconque. Ce qui fait qu'il y a eu ce glissement d'un régime présidentiel vers un régime présidentialiste. Tous les maux dont nous avons souffert viennent de là. C'est cela, le véritable changement. Actuellement, ceux qui exercent le pouvoir doivent rendre des comptes. Ils sont contrôlés, ce qui n'existait pas avant. - On le voit bien, la transition démocratique tunisienne après les révoltes arabes a réussi. Quelles sont, Monsieur le Président, les raisons de cette réussite ? Ils sont sur la bonne voie, les Tunisiens. Mais, pour le moment, nous attendons de la voir à l'œuvre. Nous attendons de voir comment on va appliquer cette disposition-là. A ce moment-là, nous verrons dans l'usage le degré de crédibilité de ces institutions. - Après la révolte du peuple tunisien en décembre 2010-janvier 2011, beaucoup d'autres peuples dans le Monde arabe se sont également révoltés. Des dictateurs ont été chassés. La Tunisie est une exception dans le Monde arabe. Quelles sont, Monsieur le Président, les éléments constitutifs et les raisons profondes qui expliquent cette réussite par rapport à d'autres pays arabes ? Tout d'abord, en Tunisie, nous différons de beaucoup d'autres. Parce que, dès le début de l'indépendance, sous le leadership de Habib Bourguiba, la Tunisie a pris deux décisions stratégiques. D'abord, la généralisation de l'enseignement qui remonte à 1959, alors que nous sommes aujourd'hui en 2014. Cela fait déjà 55 ans. Aussi dès 1956, alors que Bourguiba n'était que chef de gouvernement, pas Président, il a libéré la femme. Il a pris la décision de promulguer le Code de Statut personnel. La femme bénéficie de droits et avantages depuis près de 60 ans. En réalité et dans la réalité, la femme tunisienne est quasi-égale à l'homme, surtout dans le paysage politique et le paysage social et culturel. Actuellement, si vous allez voir la justice, vous verrez que le nombre de femmes magistrats est supérieur à celui des hommes, même dans les hautes sphères. Parmi les avocats, il y a plus de femmes que d'hommes aussi. Et ainsi de suite. Ce sont les deux grands leviers qui ont fait que la Tunisie réussit. C'est vrai qu'il y a une troisième condition. C'est la classe moyenne. Il y a une classe moyenne très large. Ces trois conditions sont les trois ingrédients d'un régime démocratique. Il n'en demeure pas moins qu'il en reste un quatrième, où la Tunisie n'a pas de performance, c'est la situation économique. Pour réussir la démarche démocratique, il faut qu'il y ait un minimum de bien-être. «Il faut un minimum de bien-être pour pratiquer la vertu», a dit Saint Thomas d'Aquin. C'est pour cela que nous sommes encore sur le chemin. Pourquoi y a-t-il eu la révolution en Tunisie ? C'est pas pour avoir quatre femmes ou parce qu'on n'en a qu'une, ou pour aller faire la prière ailleurs. C'est principalement pour la liberté d'expression, la dignité et l'amélioration des conditions sociales. 620 000 chômeurs pour un petit pays comme le nôtre, c'est beaucoup. Nous avons des chiffres importants de pauvreté. En plus, plusieurs régions sont marginalisées ; elles ne font pas partie du grand circuit économique. Elles n'ont pas de relations avec les centres du pouvoir, etc. Cela, c'est très important. Est-ce que nous pouvons aussi remporter une victoire dans ce domaine-là et répondre aux attentes légitimes des régions et du peuple tunisien ? C'est ça, la question. Nous sommes maintenant à l'épreuve de la réussite. C'est maintenant que nous allons être jugés sur ce que nous allons réaliser. Bien entendu, je sais que le Printemps arabe a deux volets. D'abord, le changement de dictateur. En cela, je pense que tout le monde a réussi. Ben Ali parti. Gueddafi parti. Moubarak est parti. El Assad n'est plus au pouvoir comme avant. Et le Yémen, bien entendu. Donc sur ce plan-là, je pense qu'il y a eu une réalisation. Mais sur le plan véritablement démocratique – c'est-à-dire le peuple exerce le pouvoir par ses propres représentants – sur cela, il n'y a pas eu de progrès ailleurs. Le seul progrès, c'est maintenant en Tunisie. C'est vrai. Et nous sommes maintenant accrédités d'un satisfecit, précisément parce qu'il y a ces préalables que nous avons réalisés. En Tunisie, il n'y a pas d'enfant en âge d'aller à l'école qui ne trouve pas de place gratuite. Deuxièmement, la femme, aussi, ne pose plus de problème. Il n'y a plus ces brise-bise. Elles sont dévoilées. Elles parlent. Elles sont plus virulentes que les hommes. Moi-même, lorsque je me suis représenté à la Présidence, j'ai eu 1,1 million de femmes qui ont voté pour moi sur les 1 750 000 voix que j'ai obtenues. - C'est exceptionnel pour le Monde arabe ! Oui, bien sûr, mais cela nous impose des devoirs et des obligations. - Des pays européens et certains pays africains préconisent une intervention militaire… La Tunisie est contre cela. Nous sommes contre les interventions militaires. Nous sommes contre les interventions extérieures quelles qu'elles soient. Nous sommes pour des consultations et des concertations entre les pays de la région, c'est-à-dire l'Algérie, la Tunisie, l'Egypte, peut-être le Mali, le Niger et la Libye bien entendu. Les Tunisiens n'ont pas de précédent avec le terrorisme. Nous n'avons jamais eu de terrorisme. C'est une chose nouvelle pour nous. Et je pense que les Tunisiens ne peuvent pas résoudre efficacement ce problème tous seuls. Parce que nous n'étions pas préparés auparavant. Bien entendu, nous sommes mieux préparés maintenant et nous obtenons de meilleurs résultats. Mais l'éradication du terrorisme ne saurait être immédiate. Il faut du temps. Sur ce plan-là, évidemment, nous avons une bonne coopération avec l'Algérie, elle-même victime de cela. Cette coopération, de plus en plus importante, a eu des résultats et de l'efficacité. - Un ensemble régional est, peut-être, une meilleure solution pour faire face à ce défi. Nous faisons référence au Grand Maghreb arabe. Le Grand Maghreb arabe, c'est une autre affaire. D'abord, en Algérie, il y a beaucoup d'Algériens qui veulent un Grand Maghreb tout court. Il y en a beaucoup qui ne sont pas des Arabes. Il faut les comprendre… En plus, le Grand Maghreb arabe est en souffrance depuis des décennies. C'est vrai que nous avons un prix que nous payons. Un prix de non-Maghreb dans les relations humaines, commerciales, etc. alors qu'avec l'Europe, nous avons plus de facilités. Mais les raisons, nous les connaissons. Je ne vois pas que nos pays puissent avancer dans des délais raisonnables. Toutefois, nous souhaitons tous que l'on puisse avancer sur cette question de Grand Maghreb. Peut-être, un jour, les choses iront beaucoup mieux. - La question du Sahara occidental ? Entre autres, sur cette question-là, il y a un accord entre l'Algérie et le Maroc pour que ce soit du ressort de l'ONU. On verra… - Monsieur le Président, cette question d'islamophobie qui se développe dans le monde, en rapport avec des attentats terroristes comme Charlie Hebdo en France, quelle évaluation faites-vous de la question ? Tout d'abord, il faut distinguer entre islam et islamisme. L'islam est une religion de tolérance qui dure depuis des siècles. Mais en réalité, on n'a jamais vu de comportements comme ce que vous venez de citer. L'islamisme, lui, ce n'est pas un mouvement religieux. C'est un mouvement politique, qui instrumentalise la religion pour arriver à des buts, évidemment. Nous, nous avons toujours défendu le fait que l'islam soit contre la violence, d'abord. Pour apprécier l'islam, il faut lire le Coran, pas les journaux et les déclarations des uns et des autres. Et dans le Coran, tous les versets que je connais sont contre la violence et contre le fait que l'on veuille imposer ses idées par la force. En plus, dans l'islam, il n'y a pas de clergé. Dieu dit : demandez-moi, je vous écoute. Il y a une relation directe entre Dieu et le musulman. Nous n'avons pas de pape. Donc tout le reste, ce cinéma des islamistes, se situe en dehors de la religion. C'est une mauvaise exploitation de la religion, une instrumentalisation de la religion. D'ailleurs, lorsque j'étais au G8, personnellement, le point focal : j'ai dit l'islam n'est pas incompatible avec la démocratie. J'ai dit : vous avez une phobie de l'Islam. En réalité, vous faites une mauvaise lecture de la religion musulmane. Et puis, indépendamment de cela, la Tunisie a une lecture tunisienne. C'est pour cela que la Tunisie, depuis 1804, a eu des contacts avec les wahhabites et les jurisconsultes tunisiens ont répondu que de leur point de vue, il n'est pas sûr que le wahhabisme ne soit pas contre la religion musulmane. C'est vrai que les nouveaux islamistes de chez nous ont essayé de s'éloigner de la lecture tunisienne de l'islam. Ils ont voulu introduire la charia dans la Constitution, alors que la charia n'existe pas dans la religion islamique. Ils ont également essayé d'abolir beaucoup de choses. Nous les avons combattus. Ils ont renoncé. Moi-même, je dois reconnaître que j'ai plaidé, devant le G8, que la Nahda est un parti d'obédience religieuse mais qu'Ennahdha n'était pas contre la démocratie. Moi je l'ai dit. Or, ce n'était pas vrai. Je m'en suis aperçu après. J'ai donc fait un discours où je me suis excusé devant le peuple. J'ai dit que je regrettais. Je ne les ai pas vus à l'œuvre. Mais je dois dire maintenant qu'ils se sont éloignés de cette ligne. Ils sont en train de changer de cadre. Maintenant, ils disent : nous sommes des Tunisiens. Et notre religion, c'est l'islam en Tunisie. Ils le disent très clairement. Ils veulent participer au gouvernement pour dire : nous sommes un parti comme les autres. Pourquoi vous allez nous exclure, alors que le peuple nous a crédités de 69 sièges à l'Assemblée, alors que vous, qui avez gagné ces élections, vous n'avez que 86 sièges ? Nous avons une vingtaine de sièges de différence. Est-ce qu'il faut coopérer avec ces gens-là ? C'est une autre histoire. Selon quelle méthode nous allons coopérer ? Bien entendu, nous ne voulons pas être des alliés. Mais ils existent et nous devons tenir compte de leur existence de manière civilisée. C'est ce que nous faisons maintenant. - Monsieur le Président, vous êtes un homme d'expérience ; les années 1960 ont été celles des indépendances avec le triomphe du nationalisme arabe ; il y a eu un non-aboutissement en raison de la non-prise en charge des libertés et de la démocratie. Est apparu par la suite, dans les années 1980/90, l'islamisme politique. Un échec avec les mauvaises solutions préconisées. Pensez-vous que, aujourd'hui, les islamistes sont en train de faire des révisions à travers ce que vit la Tunisie ? Ils sont en train de faire leur révolution, leur examen de conscience pour s'adapter à la démocratie ? D'abord, les indépendances, au début, étaient des indépendances de chefs d'Etat. Tous les chefs d'Etat dans tous les pays qui ont accédé à l'indépendance ont exercé le pouvoir pratiquement à leur compte. Nulle part il n'y avait la contrainte de rendre des comptes, comme je vous l'ai expliqué. C'est pour cela qu'en définitive, les peuples étaient exclus. Et, bien entendu, le problème des libertés, etc., ce sont des choses où ils n'ont pas beaucoup agi. En Tunisie, nous avions un Président de premier plan. Mais à un moment donné, il s'est fait nommer Président à vie, alors qu'il n'était nullement menacé. Tout le monde votait pour lui. Il n'avait pas de comptes à rendre à personne. Il est presqu'irresponsable devant le peuple. Deuxièmement, les gens qui l'entourent, c'est une camarera. Donc, les indépendances au début, la clé de voûte était les chefs d'Etat, non pas le peuple tunisien ni tous les autres peuples. Maintenant, ce que nous constatons, c'est que les peuples reprennent leurs droits à se gouverner eux-mêmes. Bon, plus ou moins d'un pays à un autre. Il y a un grand mouvement dans ce domaine et il y a le problème des libertés. La chose essentielle que les Tunisiens ont récoltée de la révolution, c'est la liberté d'expression et, aussi, peut-être, la liberté de manifester, toutes ces libertés. C'est irréversible. Et aucun, à mon avis, aucun gouvernement ne peut revenir là-dessus. Comme la révolution de la femme, personne ne peut revenir là-dessus. - Et c'est dans le Monde arabe ? En Tunisie, je parle. - Nous voulons dire : la Tunisie dans le Monde arabe. Bien entendu, elle l'est. - Cette démarche, est-ce qu'elle peut être un exemple ? Est-ce qu'elle peut être suivie par d'autres peuples arabes ? Je veux quand même mentionner que nous, Tunisiens, qui avons fait cette révolution, nous disons clairement et très franchement, que ce que nous faisons en Tunisie est inexportable. Il n'est pas destiné à l'exportation. Je vois que vous faites un sourire... C'est ça. Sinon, nous ne réussirons plus notre révolution. Il faut d'abord la réussir ici, en Tunisie. Nous avons une chance. - Les femmes algériennes prennent comme modèle la Tunisie et les acquis des femmes tunisiennes… Ecoutez, à un moment donné, nous avons dit que notre révolution, c'est la révolution du Jasmin. J'ai dit : l'odeur du jasmin ne traverse pas les frontières. C'est une autre histoire. Mais nous, dans notre choix, nous ne destinons pas notre révolution à l'exportation. D'abord, il faut que nous réussissions ici. Nous sommes sur le point de réussir. Mais je dois dire que nous n'avons pas complètement réussi. Nous sommes toutefois sur la bonne voie. - Quelles sont les craintes, Monsieur le Président, quand vous dites : nous n'avons pas complètement réussi. Quel est le principal handicap ? Ecoutez : quand vous avez en Tunisie 620 000 chômeurs et que, parmi ces chômeurs, il y a 200 000 diplômés du supérieur, qu'il y a de la pauvreté et qu'il y a des régions complètement marginalisées, on ne peut pas dire qu'on a réussi parce que nous avons fait un gouvernement et que nous avons voté. Maintenant, il faut nous attacher à cela et nous sommes à l'épreuve de la réalité. Demain, on va avoir un gouvernement. Tout le monde va applaudir. Mais si on ne fait pas de progrès sur le plan social, si on ne fait pas de progrès, aussi, sur les problèmes des libertés, si on ne fait pas de progrès sur les problèmes de la justice, qu'elle soit réellement indépendante, indépendante et performante aussi, les gens vont nous juger là-dessus. - Merci, Monsieur le Président. Pour moi, le grand problème, c'est d'expliquer ce qu'on fait. Le problème de communication. En réalité, la plus grande vertu qu'un homme puisse avoir, c'est de pouvoir convaincre. Parce qu'ici, nous n'avons pas d'autre moyen. Nous n'avons pas d'argent. Nous n'avons pas de ressources exceptionnelles. Comment nous allons convaincre nos citoyens qui sont de plus en plus éveillés, de plus en plus instruits et par conséquent de plus en plus exigeants de ce qui est légitime ? Etre président de la République, c'est pas pour son propre compte. Il faut rendre des comptes. Mais il faut faire son maximum pour répondre aux attentes des gens. En réalité, nous progressons. Mais, vous savez, moi, je suis l'adepte de Bourguiba. Et Bourguiba, c'est l'homme qui a mis en œuvre la politique des étapes. Nous avons fait une étape, une étape positive. Je pense que nous sommes sur la bonne voie. Le reste, l'avenir, c'est à Dieu. Mes amitiés à tous les Algériens. Au président Bouteflika qui est un ami. L'Algérie revient de loin, après les années de confrontation avec le terrorisme. Maintenant, le pays est sur la bonne voie. Je lui souhaite tout le succès. Je souhaite aussi que nos relations restent toujours des relations privilégiées, dans l'intérêt réciproque des deux pays.