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«Je garantis personnellement la sécurité des islamistes» en Tunisie
Béji Caïd Essebsi affirme :
Publié dans La Tribune le 11 - 12 - 2014


Thierry Brésillon
Vous vous présentez en continuateur de l'œuvre de Habib Bourguiba qui a pourtant instauré une dictature entre 1956 et 1987. Quel rapport ntretenez-vous avec cet héritage ?
BEJI CAID ESSEBSI : Je suis un disciple de Bourguiba. Je suis le produit de son école. Je ne suis pas son héritier. Il faut juger les gens à leur époque, en fonction des problèmes qu'ils ont. Habib Bourguiba était autoritaire et il avait raison.
Nous avions des analphabètes, nous avions des problèmes auxquels nous n'avions pas les moyens de répondre.
C'est vrai qu'il a été sévère, mais il a été honnête. Il a libéré la Tunisie de la colonisation, il a créé un Etat nouveau, il a généralisé l'enseignement, il a libéré la femme, il a généralisé la santé. Il a mis en place les structures permanentes qui forment l'ossature de l'Etat.
Bien entendu, ce n'est pas assez. Nous devons continuer le chemin et c'est pour cela que notre projet c'est un Etat du XXIe siècle, et pas du VIIe comme les autres.
La Révolution représente-t-elle une rupture, selon vous, avec le régime précédent ?
Depuis trois mille ans, toutes les phases de l'Histoire de la Tunisie se succèdent, mais sont toutes rattachées les unes aux autres.
Le régime auquel j'ai participé est aussi une étape dans un processus beaucoup plus long. Il n'y a pas d'ancien et il n'y a pas de nouveau.
La révolution s'explique par la situation économique, par la situation sociale, par la dégradation de certaines régions. Nous avons un chômage très important, de la pauvreté, des régions marginalisées. Mais la spécificité de cette révolution, c'est qu'elle a été faite uniquement par des jeunes, sans encadrement, sans leadership ni idéologie religieuse ou autre, ni attache extérieure.
Pourquoi cette révolution ?
Pour de la liberté bien entendu, parce qu'ils étaient sous un régime un peu difficile. Deuxièmement, pour de la dignité, parce qu'on ne peut en avoir quand on n'a pas de travail, quand on a faim. Mais surtout pour des raisons sociales. Donc ça n'a rien à voir avec ce que les autres veulent faire passer, pour se marier avec quatre femmes...
La rupture n'est pas contre les hommes. Elle vise les pratiques, la violence, la corruption... Oui il faut rompre avec cela. Mais on ne peut pas faire une rupture contre les hommes parce qu'ils ont été à un moment donné dans tel ou tel parti. Ce ne sont pas forcément des voleurs ou des criminels. Le RCD a été dissous par la justice [en mars 2011, ndlr], mais ses membres, s'ils n'ont pas à faire avec la justice, sont des citoyens comme tous les autres. Et si on ne leur accorde pas le droit d'exercer une activité politique, c'est comme si on leur retirait la nationalité et personne ne peut le faire. Tout ceci est invention.
Maintenant nous avons fait évoluer la démarche de Bourguiba et nous avons
introduit l'élément démocratique. Notre projet, c'est de mettre en place un Etat du XXIe siècle, un Etat de droit et un Etat juste. Parce qu'il n'y a pas de démocratie sans Etat de droit. Laissons de côté ce problème de démocratie, parce qu'il y a à boire et à manger dedans. Mais les Tunisiens ont le droit maintenant d'exercer leur souveraineté en élisant librement leurs représentants dans une compétition libre et plurielle.
Quel contenu votre projet donne-t-il à la modernité ?
Etre moderne aujourd'hui, c'est ne pas être en retard sur les pays développés. Nous formerons la jeunesse pour prendre la relève, non pas comme ont été formés nos pères, ou nous-mêmes, mais selon les critères actuels, pour qu'ils puissent agir dans le monde avec des gens qui ont le même niveau de formation.
Nous avons un plan depuis cinq ans, mis à jour, qui s'appelle Espoir. Nous avons traité de toutes les questions. Sur le plan économique nous savons ce que nous allons faire. Sur le plan politique et diplomatique, faites-moi confiance, je sais y faire.
Précisément, la situation régionale place la Tunisie dans un contexte difficile. Comment allez-vous gérer ce problème ?
Nous avons des relations privilégiées avec l'Algérie. Nous avons des accords de coopération surtout pour combattre le terrorisme, parce que c'est une nouveauté pour la Tunisie, c'est un problème importé.
Effectivement, nous avons un gros problème avec la situation en Libye qui intéresse tout le monde. Il n'y a plus d'Etat, il y a des milices. Kadhafi a laissé assez d'armes pour armer dix ou quinze pays, et les Libyens sont en train de s'entretuer. L'Egypte essaie de s'en sortir mais c'est une donnée importante dans la solution des problèmes de la région. L'essentiel d'une solution en Libye est d'éviter d'offrir l'occasion à une intervention extérieure. J'ai confiance dans le fait que les Libyens vont comprendre qu'ils doivent se réunir autour d'une table. Ils nous ont demandé plusieurs fois de les aider dans ce sens. Mais je pense que c'est prématuré. Actuellement ils sont dans une situation trop tendue.
Il faudrait organiser une réunion au niveau de la région, l'Algérie, la Tunisie, l'Egypte, la Libye, et même le Mali et le Niger qui envoient beaucoup de terroristes. Comme il y a beaucoup de terroristes aussi qui partent de chez nous en Syrie, en Irak.
Il faut calmer les choses. Au moment opportun, il faudra une stratégie régionale et après les élections, la Tunisie pourrait abriter une telle rencontre, dès que nous aurons un gouvernement crédible.
Comment allez-vous gouverner alors que vous ne disposez au Parlement que d'une majorité relative ?
Effectivement, et nous en sommes très conscients. Le peuple nous a donné un mandat. Nous verrons après les élections quelle majorité nous pouvons former. Mais je suis sûr que tout le monde va nous soutenir, parce que les autres partis n'ont pas le choix. Et s'ils ne nous soutiennent pas... Vous savez je sais parler ! A plusieurs reprises, la Tunisie s'est approchée du gouffre, mais elle s'en sort toujours. Moi, je jouerai le jeu de l'unité, parce que j'ai vécu
toujours avec Bourguiba dans ce que nous appelons l'union nationale. Mais nous sommes en période électorale, je ne peux pas en dire plus.
Faut-il comprendre que vous êtes prêts à composer avec Ennahda, votre adversaire politique ?
Ennahda est une réalité. Nous devons organiser une vie ensemble. La répression systématique que le pouvoir a menée contre les islamistes depuis 1989 était une erreur. Moi, personnellement, je leur garantis leur sécurité. Ils peuvent exercer une activité politique dans le cadre de la loi, comme tous les Tunisiens. Mais une alliance, c'est autre chose, parce que nous avons un projet de société différent. J'ai de bonnes relations avec Rached Ghannouchi [le président d'Ennahda, ndlr] que je rencontre souvent, et nous éprouvons un respect mutuel. Mais nous avons des contraintes chacun de notre côté. Il avait comme projet de faire une Constitution à base religieuse.
Finalement nous avons trouvé un compromis autour d'un Etat civil, pour un pays à majorité musulmane. Ce mouvement ne peut évoluer que devant les nécessités et il a beaucoup évolué sous la houlette de Rached Ghannouchi. Surtout compte tenu de la situation géopolitique et notamment de ce qui s'est passé en Egypte [l'éviction des Frères musulmans du pouvoir par la force en juillet 2013, ndlr].
Certains pays nous disent «on ne peut pas vous aider tant que vous avez les islamistes». Je ne parle pas des Européens et des Américains, qui de toute façon n'ont pas d'argent. Mais les autres oui.
Vous voulez dire que, les Emirats arabes unis par exemple, vous disent «nous sommes prêts à vous aider, mais il faut d'abord vous débarrassez des Frères musulmans» ?
Vous savez, quand on a mon âge, je n'attends pas qu'on me le demande. Je comprends avant. Nous avons l'expérience. Ennahda a compris et ils ont évolué.
Vous leur reprochez d'avoir soutenu Moncef Marzouki au premier tour alors que par ailleurs vous êtes en train d'essayer de trouver un terrain d'entente ?
Voilà. Ennahda a organisé la campagne de monsieur Marzouki. Je ne leur en tiens pas grief, mais je n'aime pas le double langage. Ils ont dit qu'ils laissaient les gens libres, en réalité, c'est une liberté bien organisée. Soit c'est un geste contre moi, je peux le comprendre. Soit c'est pour ce monsieur-là, alors qu'il n'a aucune représentativité.
Votre parti, Nidaa Tounès, s'est constitué en 2012 pour contrer Ennahda, et certains de ses sympathisants font preuve d'une hostilité parfois virulente à l'égard de l'islam politique. Est-ce compatible avec cet esprit de compromis ?
En tout cas ce n'est pas mon sentiment personnel. On ne peut pas faire de la politique avec des états d'âme et des ressentiments. Nous avons une obligation de résultat. Ennahda a fait des erreurs mais ils sont moins bêtes qu'on le pense. Ils ont décidé de rattraper leurs erreurs. Ils ont quitté le gouvernement sans effusion de sang. Même s'ils ont été élus pour faire une Constitution et qu'ils ont massacré la Loi. Dans un autre pays, on les aurait passés à la guillotine. Nous avons dit, regardons l'avenir et ils sont
disposés à cela. Nous sommes dans un moment de construction, de rassemblement et non plus d'opposition.
Ma politique c'est de passer l'éponge, dans la mesure où il ne s'agit pas de grands criminels, et d'aller de l'avant.
T. B.
In le Soir de Belgique


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