Joseph Mbeky a 43 ans. Cela fait presque 12 ans qu'il habite Athènes, où «il souffre tout seul sans la moindre compagnie», selon son expression. Et de poursuivre, très ému : «Comme vous le voyez, marcher est un luxe pour moi.» L'histoire de ce réfugié rwandais n'a rien à envier au mythique périple d'Ulysse. Sa fin est toutefois moins romanesque, et de loin plus réaliste. Enfant, le petit Joseph, de père rwandais et de mère sénégalaise, débarque en Côte d'Ivoire. «Mes parents m'ont confié à des proches pour pouvoir aller à l'école», explique-t-il. A la fin du primaire, il est rattrapé par le devoir de survivre en Afrique noire. Fruits, légumes, friperie, tout est bon à vendre pour gagner son pain. Et pas que ! Fils d'agriculteurs, Joseph a un grand rêve enfoui en son âme profonde dès son adolescence : «Je ne voulais pas survivre comme mes parents, je voulais vivre.» Franc après franc (CFA), il garde bien au chaud sa tirelire. «J'ai mis près de 1000 euros de côté, en attendant l'occasion de rallier un pays européen», a-t-il admis. Taille de Mandela, force de Mohamed Ali, Joseph a 30 ans. Il achète enfin son «billet», en aller simple. «Fin 2002, des amis m'ont informé concernant ce voyage et m'ont demandé de payer l'équivalent de 600 euros pour réserver ma place. J'ai pensé que nous allions partir vers l'Espagne ou l'Italie», précise-t-il. Finalement, les passeurs «déchargent» Joseph et 17 autres personnes sur la rive grecque du fleuve d'Evros. Les aventuriers, malgré eux, finiront le trajet à pied vers la région d'Orestiada (1000 km au nord-est d'Athènes) où ils seront arrêtés par la police grecque qui les place en détention. Joseph n'a même pas eu le temps d'un petit «repos du guerrier» lorsqu'il se rend compte de son malheur. Ayant les jambes gonflées comme des ballons, il demande une assistance médicale. Vainement. Pendant une semaine, les gardiens ne le prenaient même pas au sérieux. «La douleur et la fièvre me faisaient trembler. J'ai pensé au suicide pour me soulager. Au huitième jour, une odeur insupportable commençait à se dégager de mon corps», relate Joseph en gesticulant. Ses «tortionnaires» décident enfin de le transférer à l'hôpital. Durant tout son séjour, il aura droit à une «escorte» policière, l'incitant à signer telle attestation ou tel papier, voulant même l'expulser directement du lit de l'hôpital vers son pays. Ils sont trop «cool» ces flics grecs ! Du 18 au 30 décembre, les médecins essayeront de réparer les dégâts causés par une grave infection. Trop tard. Il s'agissait d'un état avancé de tétanos. En une seule intervention, Joseph perd un doigt et deux jambes. «Le médecin m'avait dit qu'il fallait les amputer sinon j'allais mourir. A mon réveil postopératoire, j'ai tout de suite pensé à tous mes espoirs qui s'effondraient sur ce lit d'hôpital. Mon rêve européen a brisé ma vie. Je suis devenu un rien», dit-il larmoyant. Vivi, la femme du chirurgien qui l'a opéré, lui assure un soutient moral et lui procure gracieusement sa première paire de prothèses orthopédiques. En mars 2003, il part à Athènes où il perçoit une petite indemnité mensuelle à partir de 2006, après avoir eu son asile. Juste ce qu'il faut pour manger et payer les charges d'un studio souterrain — pour ne pas dire une cave — qui lui sert de logement. Ironie du sort, il assure : «En 2011, on a arrêté de me verser cette pension pendant un bon moment. J'étais convoqué par une fonctionnaire de la sécurité sociale pour soi-disant réexaminer mon cas médical. On a donc baissé le taux de mon invalidité à 60% alors qu'il en fallait 80% pour continuer à toucher les indemnités.» C'est Nicokhalis, un autre bienfaiteur, qui le soutient financièrement et l'aide à taper à toutes les portes pour rétablir son droit. Ce fut rapidement le cas. Aujourd'hui, ce qui taraude l'esprit de Joseph, c'est de trouver l'argent pour s'offrir de «nouvelles jambes» et espérer un nouveau départ dans sa vie. Les prothèses qu'il porte depuis 2007 (également fournies par Vivi) sont arrivées à expiration en 2012. Il souffre le martyre et marche péniblement. Il est confiné chez lui «comme un prisonnier» et ne sort qu'une fois par semaine. Les nouvelles prothèses qu'on lui a prescrites coûtent 11 300 euros (nous disposons de sa facture pro-forma). Or, aucun organisme en Grèce ne veut prendre en charge cette somme. «Je lance un appel à toutes les âmes charitables qui peuvent m'aider à acheter ces prothèses. Elles sont très performantes. Grâce à elles, je pourrais non seulement marcher à mon aise, mais aussi travailler et gagner ma vie dignement», a-t-il lancé énergiquement. En attendant, Joseph espère que la procédure judiciaire qu'il a lancée contre l'Etat grec — pour lui réclamer des dédommagements — va aboutir.