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Hommage : Le professeur Djilali Ghalib, un chirurgien hors du commun
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Publié dans El Watan le 24 - 03 - 2015


Par : Mustapha Maaoui
Professeur et chirurgien
Le professeur Ghalib Djilali vient de tirer sa révérence. Il est parti ce 14 mars 2015. En 1966, nos amis communs, les docteurs Abdenour Essed et le regretté Amar Mahrour, nous avaient présentés, Hassan Lakhdari et moi-même à ce chirurgien hors normes, dont le parcours a été remarquablement retracé dans un article prémonitoire récemment signé dans El Watan par Hamid Tahri(1).
Dans cet article, l'essentiel est dit. Le personnage est parfaitement bien saisi. Qu'il me soit simplement permis de préciser quelques points concernant ce parcours pour le moins passionnant. Ghalib Djilali officiait à l'époque sous la férule des professeurs Serror et Mentouri à Tuffier, service de chirurgie expérimentale à Mustapha où il donnait libre cours à une imagination en ébullition permanente : il émettait sans cesse des idées qu'il énonçait par des «Si on part du principe que…». Si 99% de ces hypothèses paraissaient parfaitement saugrenues, l'une d'entre elles au moins était géniale, encore fallait-il la débusquer !
Son esprit touche-à tout l'avait poussé à s'intéresser de façon étonnement avant-gardiste à des sujets très variés relevant naturellement du domaine médical, pas obligatoirement chirurgical au demeurant, mais aussi relevant de domaines aussi variés que l'informatique, l'équitation, l'aéronautique (les ULM), ou encore l'architecture ou le «design». C'est ainsi, par exemple, qu'il avait acquis, dans les années 60', une vieille maison idéalement située à Surcouf, en face de son parent par alliance, le regretté Omar Oussedik, et il avait épuisé des générations d'architectes avec lesquels il discutait pied à pied le moindre détail autour d'un bleu (le diable n'habite-t il pas le
détail ?) : au cours d'une de ces discussions passionnées et passionnantes, il avait demandé à feu Kaci Mahrour, alors enseignant à l'Epau, de lui dessiner une baignoire à ouverture latérale, «pour les vieux jours», précisait-il. Kaci Mahrour en était interloqué et il eut beaucoup de peine à dissimuler son ahurissement (j'éprouvais exactement les mêmes sentiments !). C'était en 1985 et l'ouverture latérale des baignoires constitue actuellement un des «must» du design.
Pour revenir au monde médical, au début des années 70' Djilali avait inspiré et dirigé une thèse inaugurale de cardiologie où il était mis en exergue l'apport de l'informatique pour cette spécialité en particulier et pour la médecine en général. Est-il besoin de préciser qu'à cette époque, très peu de gens avaient entendu parler d'informatique. Un peu plus tard, ce sont les ultrasons qui ont polarisé son attention, et il a été l'un des tout premiers à en saisir l'importance majeure dans le domaine médical. En chirurgie, il avait toujours rêvé et prôné une chirurgie mini-invasive, «de la para-chirurgie», comme le disaient avec perfidie ses détracteurs.
Je suis persuadé, à l'instar de tous ceux qui l'ont connu, qu'il aurait parfaitement pu mettre au point la vidéo-chirurgie s'il avait bénéficié d'un contexte plus propice à la recherche, dans un cadre institutionnel réglementé avec les chercheurs (physiciens, ingénieurs en génie mécanique…) de l'université de Bab Ezzouar ou ceux de Boumerdès par exemple : la laparoscopie existait déjà depuis de nombreuses années en gastro-entérologie et il ne cessait de répéter que «si on arrivait à soulever un peu plus la paroi abdominale (il pensait à une espèce de parapluie inversé glissé en intra-abdominal tracté vers le haut), on pouvait alors joindre le geste thérapeutique à la vision diagnostique», ce qui était le principe même de la vidéochirurgie ! Il avait retrouvé spontanément le vieil aphorisme attribué à Archimède : «Donnez-moi un point d'appui et je soulèverai le monde».
Dans le domaine de la chirurgie, il s'était penché sur les péritonites graves et des problèmes posés par le dilemme engendré entre la fermeture abdominale première et ses risques majeurs de récidive ou celui de l'abdomen ouvert (les fameuses «laparostomies» si en vogue dans le monde dans les années 70') et sa morbidité rédhibitoire qui empoisonnait l'existence de l'opéré, de son entourage et des soignants. Il eut l'idée géniale de trouver une solution intermédiaire en recourant à l'utilisation comme élément de protection au plastique qui ne colle jamais aux viscères, tout en autorisant la surveillance et les soins de la cavité abdominale laissée ouverte ou semi-ouverte : ce plastique était à l'époque disponible en très grande quantité en Algérie, car les services de chirurgie avaient tous des stocks impressionnants de «jupes en plastique» qui étaient des champs de bordure que tout chirurgien digne de ce nom se devait d'utiliser pour protéger la paroi. Quand cette façon de procéder était rentrée dans la pratique quotidienne, ceux-là mêmes qui avaient convaincu la planète de l'importance de ce matériau qu'ils ont largement commercialisé se sont ravisés à la suite «d'une étude contrôlée de niveau A dans l'Evidence Based Medicine» pour décréter qu'elle était inutile ! Il fallait un Djilali, féru en art et en produits détournés vers l'art ou du «Ready made» pour trouver à ces stocks décrétés inutiles une nouvelle vocation.
L'idée, faut-il le répéter, avait éclos dans les années 70' : peu de chirurgiens algériens y avaient prêté attention. Tout au plus y eut-il quelques quolibets, loin de Ghalib cependant, qui était connu pour être un redoutable bretteur et un débatteur pugnace. Encore une fois se vérifiait la réflexion de Rivarol : «Quand on a raison vingt quatre heures avant le commun, on passe pour n'avoir pas le sens commun pendant vingt quatre heures».
Pour la petite histoire, la technique imaginée il y a quarante ans par Djilali à l'hôpital militaire de Maillot a trouvé preneur et a été publiée, en en assumant la paternité, par les Américains à partir des années quatre-vingt-dix : elle porte le nom de «vacuum pack technique»(2) en anglais, ce qui lui assure ses titres de noblesse. Dans le même ordre d'idées, et toujours animé du désir somme toute honorable de pratiquer la chirurgie la moins agressive possible, Djilali avait imaginé «Le premier» une technique pour réparer les hernies de l'aine, affections chirurgicales parmi les plus fréquentes : les techniques étaient nombreuses, ce qui montre les limites relatives de chacune d'entre elles.
Avec l'avènement des prothèses synthétiques, il eut l'idée de laisser une boule de ce nouveau matériau dans un des espaces qui laissent le passage aux viscères abdomino-pelviens (ce qui définit la hernie de l'aine) aux lieux et place de la compresse qu'on laissait temporairement dans cet espace pour pouvoir réaliser une technique classique sans être dérangé en per-opératoire par l'intrusion des viscères qu'il fallait contenir en bouchant l'accès : Djilali, à l'évidence, venait d'inventer le procédé du «Plug» qui signifie précisément «bouchon» dans la langue de Shakespeare. Lui s'était contenté, en bon Algérois qui se respectait, de parler de «kemoussa» que j'avais personnellement appelée avec un peu de perfidie, je l'avoue, «ekmouta» pour lui donner une connotation plus «rurale». Il avait également pensé il y a fort longtemps à l'électrocoagulation diathermique pour le traitement des varices des membres inférieurs et à bien d'autres procédés chirurgicaux qu'il serait fastidieux d'énumérer. Avait-il suffisamment défendu ses idées ? Assurément oui, car l'homme était un redoutable communicateur.
Le jour où il a été, dans les années 80', invité à l'école de médecine par ses pairs de l'Association française de chirurgie afin d'y développer son plaidoyer pour l'usage préférentiel de l'eau oxygénée dans le traitement du kyste hydatique, il s'était présenté, à son retour du congrès américain, dans une tenue qui avait impressionné l'assistance : il était grand et avait les cheveux longs, rejetés en arrière, la moustache en guidon de vélo. Il portait un long veston noir cintré, échancré en arrière, avec en dessous une chemise blanche immaculée à jabot et un nœud papillon, une sorte de Lavallière exubérant. Le pantalon gris anthracite et des boots sudistes dernier cri outre-Atlantique lui donnaient un air d'un «juge dans Lucky Luke».
Quand le chairman lui donna la parole, il descendit dans l'arène, s'approcha de la chaire sur laquelle il s'accouda négligemment, le micro tenu à la manière d'une pop star et sur le ton de la confidence, histoire de solliciter mine de rien la complicité de l'auditoire, il murmura : «Le formol…. c'est dangereux, c'est marqué sur le flacon» tout en projetant la première diapositive (on n'en était pas encore au data show) représentant un flacon de formol avec le logo à tête de mort : l'assistance était dès lors totalement acquise et la convaincre un jeu d'enfants. Il avait rencontré et fréquenté l'essentiel de la classe dirigeante du pays et il a réussi à s'en sortir sans aliéner son âme ni engager sa liberté d'être. Derrière cette intelligence redoutable, il y avait néanmoins de la candeur et une certaine foi en l'homme. Il avait tendance à prêter trop facilement ses qualités humanistes et intellectuelles aux autres.
Dans les années 80', il était chef de projet pour l'hôpital de Aïn Taya qui venait d'être livré et recevait pour une visite de travail le wali de Boumerdès de l'époque, un certain JR, comme l'appelait affectueusement la population. Le personnage était la caricature de ce qui se faisait déjà en termes de «grand commis de l'Etat», énarque pour qui la garantie du sérieux passait obligatoirement par une morosité glaciale : on ne connaît personne qui l'a vu esquisser le moindre sourire. Visitant une salle de soins, le professeur Ghalib Djilali fit remarquer au wali l'incongruité du pictogramme de la plaque placée sur la porte de la salle : elle représentait à la fois un homme et une femme, ce qui était pour le moins insolite : aucune réaction ne transparaissant sur le visage du wali, le professeur, voulant détendre l'atmosphère, raconta avec son art consommé du récit l'anecdote bien connue de Sir Winston Churchill qui, ayant été irrévérencieusement interpellé par un olibrius mal dégrossi qui lui demandait où se trouvaient les toilettes, avait désigné la porte qui portait le logo «Gentlemen» en l'assurant qu'il pouvait y aller malgré tout : il y eut un éclat de rire dans l'assistance, mais aucune réaction officielle. Décidément, le Carabin n'était pas en face d'un Clerc de la Basoche !
Quelques années après, dans les années 90', j'étais dans le bureau du professeur Djilali qui recevait un ami de son père, Aberrahmane Djilali, un vétéran du mouvement des Oulémas. A l'époque, et pour paraphraser Bernard Shaw, le seigneur avait imposé aux Algériens l'épreuve du terrorisme pour leur donner un sujet de conversation.
La semaine précédente, il y eut au stade du 5 Juillet la plus grande supercherie du siècle : le nom d'Allah avait été inscrit dans le ciel selon la technique de l'hologramme parfaitement bien maîtrisée depuis des lustres par tous les publicitaires de la planète.
Commentant cette escroquerie, Ghalib Djilali estima que dans cette période extrêmement trouble, et, qu'à Dieu ne plaise, si les Algériens avaient l'obligation de choisir dans cette mouvance à l'origine de ce stratagème un leader, peut-être que «celui qui était le plus mûr, donc le moins agité (n'avait-il pas l'expérience d'un séjour en Angleterre ?) pourrait représenter un moindre mal, d'autant plus que quelqu'un capable de pareils procédés pouvait défendre un peu les intérêts de l'Algérie dans la jungle de la politique internationale».
L'ami de Si Abderrahmane Djilali s'empressa de tempérer l'enthousiasme du professeur Djilali en lui assenant la cruelle réalité : «Détrompe-toi Ghalib, le premier à avoir cru à l'inscription céleste, c'est…Abassi Madani lui-même !» «Scrogneugneu», grommela le professeur Djilali, sans autre commentaire. Il savait avec Goya que «le sommeil de la raison engendre des monstres».
Le professeur Ghalib Djilali a été inhumé au cimetière de Sidi M'hamed auprès de son père le 15 mars 2015, aux Ides de mars et il n'est pas interdit d'imaginer à cette occasion Si Abderrahmane, dont le charisme et l'aura avaient dépassé le siècle et suscité vraisemblablement des pulsions d'assassinat symbolique du père interpellant ainsi son fils : «Tu quoque mi fili !» (Toi aussi mon fils !).
Que Madame Djilali et l'ensemble de sa famille trouvent ici l'expression de ma profonde sympathie et qu'ils sachent que Ghalib nous manque déjà beaucoup.
Notes :
1) «Le professeur, le voleur et sa cloche»
Hamid Tahri El Watan, 25.12.2014
2) Vacuum Pack Technique of Temporary Abdominal Closure : A 7 -Year Experience with 112 Patients Donald E. Barker, MD, Henry J. Kaufman, MD, Lisa A. Smith, MD, David L. Ciraulo, DO, MPH, Charles L. Richart, MD,and R. Phillip Burns, MD.


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