«Des crises terribles ont secoué le mouvement de libération, mais les institutions issues du Congrès de la Soummam (août 1956), c'est-à-dire la mise en place d'un exécutif (CCE), d'un Parlement (CNRA), d'une diplomatie et le début d'organisation d'une armée (ALN), sont restées viables jusqu'à l'indépendance.» Les propos sont de Amar Mohand Amer, historien, pour qui la vision moderniste du FLN de 54-62 reste indéniable malgré les dissensions entre les acteurs et les interprétations faites a posteriori, notamment au sujet du découpage des Wilayas dont les détracteurs ne retiennent essentiellement que les considérations géographiques au détriment des conditions historiques qui ont prévalu à l'époque. L'intervenant, invité à donner une conférence au Centre d'études maghrébines en Algérie (CEMA), est également chercheur au CRASC. Il est l'auteur d'une thèse sur la crise multidimensionnelle vécue par le FLN en 1962, mais son intervention publique au CEMA porte plus précisément sur les wilayas, notamment la genèse et l'analyse de ce qu'on qualifie de «wilayisme». Le sujet est particulièrement sensible et complexe. Néanmoins, sa thèse est considérée comme le début d'un long processus visant à se réapproprier l'histoire nationale en multipliant ce type de travaux orientés vers le local pour une meilleure compréhension des faits. Le chercheur a interrogé des acteurs, consulté des documents de première main, mais son travail demande à être publié pour que les historiens soient enfin réhabilités dans le débat public. La crise est antérieure à l'année 1962 avec des conflits multiples, dont quelques-uns ont une dimension interne opposant soit les wilayas au GPRA, ou même le GPRA à l'état-major général, remettant en cause deux principes fondamentaux (la primauté de l'intérieur sur l'extérieur et du politique sur le militaire). D'autres conflits moins connus ont impliqué des acteurs de taille qui, pour des raisons diverses, ont soit rallié le camp adverse (affaire de la dissidence de Ali Hambli), soit tenté de négocier sans être mandatés (affaire Si Salah). Selon le conférencier, tout commence à la suite du déplacement du centre du pouvoir vers l'étranger avec l'organisation, en août 1957 au Caire, d'une réunion du CNRA, la première étant en Algérie au cœur des maquis de la Soummam. En avril 1958 seront créés les commandements de l'ALN (COM) à l'Est et à l'Ouest et à leur tête des colonels de l'ALN, mais de l'extérieur (Houari Boumediène et Mohamedi Saïd). En septembre 1958, ses structures vont se transformer en états-majors portant de fait atteinte au principe de la primauté de l'intérieur sur l'extérieur. Aussi, avec la création du GPRA, les colonels et commandants de l'intérieur vont se rendre compte qu'ils ne sont plus représentés et leur réaction sera immédiate. Elle se fera de deux manières. D'abord chaotique avec l'affaire Amouri, c'est-à-dire un groupe de la Wilaya I aidé par la base de l'Est qui va tenter de déstabiliser le GPRA, mais échouera et les conséquences seront tragiques pour les contestataires. Ensuite de manière organisée avec la réunion de décembre de la même année 1958 convoquée par Amirouche et tenue sur le territoire de la Wilaya II laquelle, paradoxalement, ne participe pas au même titre que la Wilaya V. Etaient par contre notamment présents Amirouche (III), M'hamed Bouguerra (IV), Si El Haouès (VI). «Je me suis entretenu avec Ali Kafi (chef de la Wilaya II), je lui ai posé la question, et pour lui puisque la réunion n'a pas été décidée par ses chefs, il n'est pas question d'y prendre part», explique l'historien qui considère que le colonel Lotfi, alors à la tête de la Wilaya V, n'a pas pris part aux travaux pour exactement les mêmes raisons. Cette idée s'oppose aux interprétations qui mettent en avant les considérations de leadership. En tout cas, c'est à partir de là que le GPRA va convoquer les chefs de l'ALN pour une autre réunion dite des 10 colonels (en réalité 8 colonels et 2 commandants) qui s'est déroulée à Tunis en 1959 et qui a duré 110 jours. Seulement, ironie de l'histoire, l'année 1959 a été terrible pour l'ALN de l'intérieur avec la perte d'Amirouche, Si El Haouès et M'hamed Bouguerra, en plus de Si Tayeb Djoghlali de la Wilaya VI, mais pour de toutes autres raisons. Les documents relatifs à cette réunion existent et ils ont été consultés par le chercheur qui a retenu pour la circonstance les dissensions diverses entre, par exemple, El Hadj Lakhdar (Mohamed Tahar Abidi) et Tahar Zbiri, puis plus tard entre la Wilaya I et la Wilaya IV et qui ont fait capoter l'initiative. «On voit bien que, déjà, avant 1962, la seule tentative des wilayas (qui étaient certes fragilisées) de se réunir et de se constituer en force politique pouvant peser sur le cours de l'histoire a finalement échoué», indique-t-il. L'affaiblissement des wilayas est dû notamment au plan Challe dont a souffert l'ALN, ce qui, pour lui, a poussé le FLN à créer une armée de l'extérieur. Il considère que c'est une bonne idée avec, à partir de janvier 1960, un état-major unifié qui va se soucier de la formation des combattants en encourageant les Algériens qui étaient dans l'armée française à se rallier. Contrairement à une idée reçue, «cela s'est fait avant Boumediène et c'est KrimBelkacem lui-même qui a entamé cette initiative, avec notamment le ralliement du commandant Idir qui était dans le territoire de la Wilaya IV, devenu chef de cabinet au ministère par la suite.» Un pragmatisme politique et juridique du FLN déjà analysé par Mohamed Bedjaoui, évoqué lors de la conférence et qui a consisté à «mettre en place une armée solide, organisée et dotée de structures adéquates tout en respectant les conventions internationales». Arrive alors l'année 1962 avec une nouvelle donne : le référendum, l'indépendance du pays et le retour des acteurs fondamentaux fondateurs du FLN qui étaient en prison (Ben Bella, Khider, Lacheraf, Boudiaf et Aït Ahmed) suite au détournement de l'avion marocain en octobre 1956. De ce fait, ils étaient à l'abri des graves crises qui ont secoué l'ALN et le FLN. Pour l'historien, contrairement, à ce qui a été dit ça et là, Ben Bella n'est pas une fabrication, mais une des figures charismatiques du FLN qui a su convaincre certains acteurs-clés issus des autres Wilayas que la V. Ce retour devait en principe aussi marquer symboliquement le retour de l'autre postulat qui est la primauté du politique sur le militaire. Durant cette année, les wilayas arrivent avec des situations diverses. La seule à connaître une stabilité politique relative reste la Wilaya II. La Wilaya V aussi, mais elle a la particularité d'être sous l'influence directe de l'armée des frontières et son chef Houari Boumediène, que l'historien décrit comme «un organisateur hors pair». Les autres ont connu des crises parfois majeures pour certaines d'entre elles. Une réunion très importante a été tenue à Zemoura le 25 juin 1962, à laquelle vont participer quatre Wilayas légalistes qui soutiennent le GPRA et que sont la II, la III et la IV, plus la Fédération de France. A cette dernière, s'ajoutent les Fédérations de Tunisie et du Maroc pour demander au GPRA de démettre l'état-major général. Le 30 juin, le GPRA va démettre Boumediène et Ali Mendjeli, Rabah Zerari (pour le commandant Azzedine) ayant déjà pris ses distances. La situation est explosive avec 3 wilayas sur 6 qui arrivent à impliquer le GPRA pour prendre une décision, mais l'état-major ne va pas se laisser faire. Une autre réunion, moins connue, a été organisée à Chlef (Orléansville) les 17 et 18 juillet. Toutes les Wilayas assistent et c'est la première fois que cela arrive. L'objectif : régler le problème politique. Les participants vont proposer un autre bureau politique (les 5 chefs historiques) et à la place de Hadj Benallah et Mohamedi Saïd, ils vont proposer Ferhat Abbas et Krim Belkacem pour venir à bout de la crise. La réunion n'aura aucun effet, car le 21 juillet à Tlemcen, les chefs du FLN vont installer un nouveau CNRA et proclamer le bureau politique de Tlemcen en maintenant Hadj Benallah et Mohamedi Saïd. Que ce soit à Zemoura ou à Orléansville, l'état-major est marginalisé par les Wilayas, mais celui-ci va réagir pour occuper Constantine et Bône (Annaba) le 25 juillet. Suite à cela, les Wilayas III et IV vont créer le groupe de Tizi Ouzou (du 27 juillet au 2 août) mais qui, précise l'historien, «n'est pas une réaction au groupe de Tlemcen, mais une réponse à la prise de Constantine par l'armée des frontières.» Dès le 2 août, un accord va être paraphé avec Ben Bella pour régler le problème politique. Entre-temps, le 27 juillet, sous l'autorité du commandant Azzedine, la Wilaya IV va occuper la Zone autonome d'Alger. Les Wilayas vont se repositionner et la crise politique va être réglée le 2 août avec la démilitarisation de la Zone autonome d'Alger, mais qui ne va pas se faire réellement. Une autre crise politico-militaire allait survenir avec la désignation des députés de la Wilaya IV qui revient de très loin grâce à des jeunes, Si Hassan, Lakhdar Bouragaa, Youcef Benkhrouf. Ils vont essayer de peser sur le FLN, pousser le BP à quitter Alger le 23 août. Mais lors d'une réunion tenue dans un hôtel à Bou Saâda (le caïd), sur la demande du BP, devenu une autorité reconnue, donc légale, l'armée des frontières va, selon l'historien, définir trois axes permettant à Othmane, Chabani et Zbiri d'entrer à Alger simultanément par l'Ouest, le Centre (Ksar El Boukhari) et l'Est (Sidi Aïssa, Bouira). Cette entrée, de force, va faire plusieurs morts, des centaines, selon Nezzar, cité par l'historien, un millier, selon d'autres témoignages. Les Wilayas ne cesseront pas de revendiquer des parcelles de pouvoir. Le «wilayisme» revient avec l'affaire Chabani en 1964 et va se terminer avec la tentative de coup d'Etat de Tahar Zbiri en 1967. Cette date marque la fin définitive du pouvoir des Wilayas de l'intérieur.