La révolution algérienne, bien qu'elle ait atteint son objectif fixé le 1er novembre 1954, n'a pas réussi à instaurer, après l'indépendance, un Etat juste et égalitaire. En effet, cinquante ans après le recouvrement de l'indépendance, la question du pouvoir est toujours un sujet à polémique. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que les Algériens ne sont toujours pas libres de choisir librement leurs représentants. Cela dit, bien qu'il y ait des simulacres d'élections, ceux qui ont pris le pouvoir par la force en 1962 refusent de lâcher les rênes. Cependant, pour que le lecteur comprenne l'origine de ce régime, un retour sur la genèse de la crise, c'est-à-dire au conflit opposant l'instance politique, le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne), à son bras armé, l'EMG (l'état-major général), est nécessaire. D'une façon générale, bien que le gouvernement provisoire fût dominé par trois colonels, les trois B (Belkacem Krim, Ben Tobbal et Boussouf), l'unification de l'armée, en janvier 1960, sous l'égide de Boumediene à travers la création de l'EMG, a transféré le pouvoir réel, de façon sous-jacente, vers ce dernier. Ainsi, bien avant la proclamation de l'indépendance, le règlement de la question du pouvoir se mijotait en-dehors du peuple. En tout état de cause, pour les nouveaux maîtres de l'Algérie, le rôle du peuple devait consister à suivre les chefs sans rechigner. Néanmoins, cette conception n'est pas l'apanage de tous les chefs de la Révolution. En effet, il y avait parmi eux des responsables qui pensaient sérieusement restituer le pouvoir au peuple une fois l'indépendance acquise. Mais ils furent minoritaires. Du coup, après la signature des accords d'Evian, la lutte pour le pouvoir va prendre des proportions alarmantes. Bien que l'espoir de voir les cinq ministres emprisonnés (Aït Ahmed, Ben Bella, Bitat, Boudiaf et Khider) jouer un rôle de modérateur dans la crise opposant le GPRA à l'EMG, leur mésentente en prison ne fait qu'éloigner la perspective d'un règlement du problème sans heurts. En tout cas, le premier à prendre parti pour l'un des belligérants est Ben Bella. Sa propension pour le pouvoir le guide naturellement à choisir le segment capable de le porter au pouvoir, à savoir l'EMG, qui commande l'armée des frontières. Etant à l'abri des combats, ces officiers ne sont désormais intéressés que par la mainmise sur les futures institutions de l'Etat. Selon Ben Khedda, président du GPRA au moment de la crise, «certains officiers qui ont vécu à l'extérieur n'ont pas connu la guerre révolutionnaire comme leurs frères du maquis, guerre basée essentiellement sur le peuple et dont l'ALN n'a été que le fer de lance». Quoi qu'il en soit, sans le soutien de Ben Bella, la prise du pouvoir par l'armée aurait soulevé l'indignation de la communauté internationale. Or, avec son aura, forgée notamment par le soutien des Egyptiens et entretenue pendant sa détention par la presse coloniale (elle parlait toujours de Ben Bella et de ses compagnons), son implication n'a pas suscité une grande crainte sur le plan international. Ainsi, profitant d'une telle opportunité, Ben Bella engage un bras de fer avec le GPRA, dont il est, pour rappel, le vice-président. En effet, le 19 avril 1962, au moment où Ben Khedda se réunit avec ses ministres, Ben Bella se rend à Ghardimaou, le quartier général de l'EMG en Tunisie. En outre, bien que le GPRA ait adopté dans sa réunion du 22 mars 1962 la proposition de ne pas convoquer le CNRA (Conseil national de la Révolution algérienne) avant le référendum d'autodétermination, Ben Bella a exigé sa convocation. Son but : créer un autre organisme en remplacement du GPRA. Tout compte fait, après moult tergiversations, la session du CNRA est enfin programmée pour le 28 mai à Tripoli. Deux points sont prévus à l'ordre du jour : étude et adoption du projet de programme de la Révolution démocratique et populaire ainsi que la désignation d'une direction politique. En imposant ses vues à l'autorité désormais évanescente, le GPRA en l'occurrence, Ben Bella ne cesse de gagner du terrain. Quoi qu'il en soit, ce qui intéresse la coalition Ben Bella-Boumediene est le deuxième point de l'ordre du jour. Le 3 juin, le bureau du CNRA, composé de Ben Yahia, Boudaoud et Kafi, propose enfin son examen. Selon les statuts du FLN, notamment l'article 10, une commission doit élaborer une liste susceptible de recueillir les deux tiers de voix lors du vote en plénière. Néanmoins, après des tentatives infructueuses, la commission présidée par Ben Yahia avoue son incapacité à dégager une liste pouvant faire consensus. Ainsi, à l'ouverture de la séance plénière du 5 juin 1962, Ben Yahia déclare : «Nous avons le triste devoir de vous informer que nous avons échoué dans notre mission. En conséquence, nous vous proposons, sans aucune ouverture de débats, de désigner une autre commission. » Cependant, le débat qui suivit après la déclaration de Ben Yahia est faussé par la polémique lancée par Ben Bella. En fait, bien que Tahar Zbiri, un élément de la coalition Ben Bella-Boumediene, ne disposât pas de procurations validées, Ben Bella insistait pour que son allié puisse les utiliser. C'est à ce moment-là que Ben Khedda, président du GPRA, protesta en apportant la clarification suivante : «Quand la réunion a commencé, le gouvernement était en possession des noms des membres du Conseil de la Wilaya I. Et le gouvernement considérait que Zbiri n'avait qu'une voix.» En effet, Ben Khedda argue son intervention en s'appuyant sur l'article 32 des statuts du FLN. Tout compte fait, en sachant que la liste qu'il présente ne peut pas réunir les 2/3, Ben Bella ne peut pas laisser s'envoler les 3 voix venant des adjoints de Zbiri. Furieux, Ben Bella se dresse, interpellant le président : «Le plus grand manœuvrier c'est toi, et si personne, à ce jour, ne t'a déshabillé, je vais le faire moi !», témoigne Ali Haroun, présent à la réunion de Tripoli. Quoi qu'il en soit, bien que l'intéressé ne soit plus de ce monde, il est regrettable quand même qu'un tel personnage ait présidé, pendant trois ans, aux destinées de l'Algérie. En tout état de cause, après l'interruption de la réunion, le président du GPRA et la majorité des ministres rejoignent Tunis, le siège du gouvernement, pour s'occuper de leur tâche. En effet, à partir du moment où les dirigeants n'arrivent pas à s'entendre entre eux, il faudrait songer à l'arbitrage du peuple. Mais du côté de l'EMG, s'ils n'arrivent pas à imposer la liste défendue par Ben Bella, ils prendront le pouvoir par les armes. Ainsi, pour peu qu'il parvienne à ses fins, le colonel Boumediene n'en a cure des aspirations du peuple algérien. Dans son communiqué du 2 juillet 1962, l'EMG rend publique une déclaration dans laquelle il exhorte les troupes des frontières à ne pas obéir au GPRA. Plus grave encore, il prépare moralement les soldats à rentrer en force dans le pays. «Le 3 juillet, les unités de l'armée des frontières commencèrent à franchir les confins et à pénétrer à l'intérieur. C'était des troupes fraîches et bien armées, à la différence des djounoud des maquis», écrit, pour sa part, Gilbert Meynier. Dans la foulée, Ben Bella choisit Tlemcen comme quartier général. Tout en s'assurant du soutien des troupes bien armées, il relance l'idée de constituer le bureau politique (BP), un projet avorté, pour rappel, à Tripoli. Pour ce faire, il invite tous les acteurs pouvant jouer un rôle à ses côtés. Ainsi, les anciens de l'UDMA (un ancien parti de Ferhat Abbas dissous en avril 1956), les responsables qui ont été évincés par le GPRA, affluent à Tlemcen. Un choix que regrettera d'ailleurs Ferhat Abbas quelques années plus tard : «J'étais loin de soupçonner que les manigances des Ben Bella et Boumediene avaient pour but de conduire notre pays au parti unique et au pouvoir personnel.» Par ailleurs, soutenu par les Wilayas I, V, VI et une partie de la II, Ben Bella invite les chefs des Wilayas III et IV à une réunion à Tlemcen. Celle-ci a lieu le 17 juillet à Al Asnem. Bien qu'aucun accord ne se profilât à l'horizon, le chef de la Wilaya III proposa une solution de sortie de crise. En effet, celui-ci accepte le bureau politique proposé par Ben Bella, si, dans sa composition, Mohamedi Saïd est remplacé par Krim Belkacem. Ainsi, s'il était accepté, le bureau politique se serait composé de : Ben Bella, Aït Ahmed, Boudiaf, Khidder, Bitat, Hadj Ben Alla et Krim Belkacem. Hélas, cette solution est uniquement écartée par Ben Bella.Cependant, pour préserver les institutions de la Révolution, le bureau du CNRA convoque, le 20 juillet 1962, une session ordinaire du CNRA pour le 2 août 1962. Pour Gilbert Meynier, «la seule procédure légale était bien celle-là : reconvoquer le CNRA pour désigner une nouvelle commission en remplacement de la commission Ben Yahia qui avait échoué. Mais cette solution supposait que le clan Ben Bella-Boumediene fût prêt à accepter un compromis, ce qu'il n'était guère enclin à faire». Pour contrer cette initiative, le groupe de Tlemcen sort une déclaration, signée par «les membres majoritaires au CNRA de Tripoli», dans laquelle ces membres entendent mettre en place le BP résultant du rapport de carence du 6 juin 1962. D'une façon générale, en avançant l'argument sécuritaire, le clan de Ben Bella, en s'appuyant sur le procès-verbal de carence du 6 juin, proclame la naissance du bureau politique, le 22 juillet 1962. Ce bureau, d'après les usurpateurs du pouvoir, aura pour mission d'assumer «ses responsabilités nationales». De toute évidence, ce coup de force ne laisse pas le GPRA indifférent. Car l'argument du clan Ben Bella n'a aucune valeur juridique ni politique. Et pour cause ! «Les signataires considérèrent que les travaux du CNRA auraient pu se poursuivre n'était la situation provoquée par le départ de certains ministres du GPRA» le 6 juin 1962, analyse Ali Haroun le PV de carence. Mais, s'ils avaient eu cette majorité à Tripoli, toute décision prise à ce moment-là aurait été conforme aux statuts de la Révolution. Or, le nombre de signataires dudit PV ne dépassait pas les 39 selon Ali Haroun et 37 selon Gilbert Meynier. En outre, les mandats des Wilayas III et IV ne sont pas utilisés selon la volonté des mandants. En effet, le colonel Saïd Yazourene (W III) et Ahmed Ben Cherif (W IV) ont utilisé les mandats contre le choix de leurs Wilayas respectives. «Si l'on tient compte de la réalité des volontés exprimées et non des signatures apposées par les mandants qui, manifestement, semblent avoir outrepassé leur mandat, les voix des W III et IV ne sauraient être décomptées à l'appui des prétentions de la coalition de Tlemcen… Dès lors, le nombre des authentiques signatures de la résolution du 20 juillet se réduit en vérité à ceux qui ont réellement soutenu ce groupe, c'est-à-dire non plus 39, mais 30 personnes disposant de 30 voix (soit 39 moins 5 voix de la W III et 4 de la W IV)», écrit Ali Haroun. Tout compte fait, le duo Ben Bella-Boumediene est loin du compte pour pouvoir proclamer le bureau politique. En effet, selon l'article 10 des statuts du FLN, pour élire un responsable, il faudra réunir 2/3 de voix des membres du CNRA, c'est-à-dire au moins 46 voix. Or, avec 30 voix, le groupe de Tlemcen ne dispose même pas d'une majorité simple. Quoi qu'il en soit, bien que l'espoir d'un accord soit renvoyé aux calendes grecques, contre toute attente, une éclaircie apparaît soudainement. Il s'agit bien entendu de l'accord du 2 août 1962. En fait, la réunion a regroupé, d'un côté, Boudiaf, Krim et Mohand Oulhadj pour le groupe de Tizi Ouzou, et de l'autre, Khider et Bitat, pour le compte du groupe de Tlemcen. A propos de ce compromis, Gilbert Meynier écrit : «Un accord fut réalisé sur la date des élections à la Constituante, fixées au 27 août, et sur une réunion du CNRA, une semaine plus tard, qui aurait à se prononcer sur la composition du bureau politique. En attendant, celui-ci était reconnu pour une durée d'un mois. Mais ses attributions étaient strictement limitées à la préparation des élections et à la convocation du CNRA, et rien d'autre.» Dans la foulée, le bureau politique est autorisé à s'installer à Alger le 4 août 1962. Le report des élections, la démission de Boudiaf le 25 août et les manœuvres de Ben Bella visant à écarter les personnes non acquises à son groupe aux futures élections, replongent le pays dans une crise abyssale. Cette fois-ci, l'affrontement est inéluctable. Désormais, il n'y a plus de place à d'éventuelles tractations. Dans ce cas, le dernier mot revient aux troupes des frontières qui vont imposer leur choix. Et le triomphe du bureau politique, tel que proposé par Ben Bella, est réalisé grâce à la force de feu de l'état-major et non pas grâce au peuple, comme le déclarera quelques mois plus tard Ben Bella.Pour conclure, il va de soi que le perdant dans cette lutte est indubitablement le peuple algérien. En résistant de son mieux pendant huit longues années à la guerre, il a sans doute cru à une issue meilleure. Malheureusement, à l'indépendance, les nouveaux maîtres comptent le replonger dans une autre phase d'asservissement. Ainsi, le pouvoir personnel va replacer tout bonnement le pouvoir colonial. Hélas, cinquante ans après, la conception du pouvoir n'a que peu évolué. Bien qu'il y ait une infime mutation, la question du pouvoir reste toujours dominée par les plus forts et non pas par la volonté émanant du peuple. Ainsi, en dépit du maintien d'une façade civile du pouvoir, la colonne vertébrale du régime a toujours le dernier mot quant à l'avenir du processus politique en Algérie.